JOKER, LE NOUVEAU BADMAN

Par FAL :

Les héros sont solitaires, mais ils n’en sont pas moins flanqués de « supporting actors » souvent presque aussi importants qu’eux. Que serait Sherlock Holmes sans Watson ? Tintin sans le capitaine Haddock ? Et aux alliés, il convient d’ajouter les adversaires : Jean Valjean ne serait pas Jean Valjean sans Javert ; Bond ne serait pas tout à fait Bond sans Blofeld. Toute cette dialectique est résumée en deux phrases dans le Batman de Tim Burton – dans cet échange entre Batman et le Joker, où l’on ne sait même plus qui fait écho à l’autre : « You made me. – No, you made me. »
​Le principe d’un film tout entier centré sur le Joker – tout aussi légitime que certains romans récents construits autour de Moriarty, l’ennemi juré de Sherlock Holmes – est donc loin d’être inintéressant. L’intrigue de « Joker » renvoie d’ailleurs à la fameuse phrase de Socrate « Nul n’est méchant volontairement ». Car la question posée ici est bien celle de la racine du mal chez un méchant.

​Mais peut-on pour autant appliquer à ce film, comme l’a fait un magazine français, l’adjectif « jubilatoire », pieusement repris sur l’affiche ? Jubilatoire, cette séquence où le Joker assassine sa mère en l’étouffant sous un oreiller ? Nous ne nous souvenons pas qu’une scène analogue, dans « 37°2 le matin », ait fait rire qui que ce soit. Jubilatoire, ce lynchage dans le métro de deux policiers honnêtes essayant d’arrêter un psychopathe responsable de plusieurs crimes ? Aux États-Unis, où Joker a déjà suscité bien des controverses, un certain nombre de spectateurs ont expliqué qu’ils étaient partis avant la fin. Qui oserait prétendre que c’est parce qu’ils « jubilaient » ?

​Le Joker est présenté ici comme une victime. Il ne devient le Joker que parce que la société fait de lui le Joker. Sa mère l’attachait à un radiateur et le battait, au point qu’une lésion cérébrale irréversible provoque périodiquement chez lui des crises de fou rire aussi interminables qu’inquiétantes et qui contribuent à l’isoler chaque jour un peu plus du reste des hommes. Un temps, le système qui a permis, sinon causé, ce naufrage entend s’amender en offrant au malheureux des séances de psychothérapie dans un dispensaire. Mais arrive le jour où la psychologue qui s’occupe de lui lui annonce que c’est la dernière fois qu’elle le voit : on se fiche éperdument des gens comme lui et, accessoirement, des gens comme elle ; il n’y a tout simplement plus de crédits.

​À partir de ce moment-là, étape par étape, la victime devient bourreau. American Psycho ? Rien à dire : c’est le sujet. Mais l’affaire se complique quand, non content de se venger à titre personnel, Joker (sans article, parce que ce surnom est désormais son nom) devient, plus ou moins malgré lui, le symbole de tous les laissés pour compte et se retrouve objectivement à la tête d’une gigantesque révolte populaire, avec un masque de clown comme signe de ralliement. New York brûle quand s’achève l’histoire. Si tant est que l’histoire s’achève, car une dernière scène, où l’on retrouve le Joker face à une psy, nous suggère qu’il est bien trop tard pour espérer pour lui quelque cure que ce soit.

​Nul doute qu’on pourra voir dans « Joker » un pamphlet anti-Trump, une mise en garde contre les conséquences dramatiques que risque d’avoir une politique qui, entre autres choses, a rayé d’un trait de plume toutes les avancées sociales qui commençaient à se dessiner aux États-Unis. Mais la progression de l’intrigue, le passage de la folie individuelle à la révolte de masse semble obéir à une mécanique si implacable que la mise en garde n’apparaît pas tant comme une mise en garde que comme l’annonce d’une fatalité.

​Et c’est là que l’affaire se complique dangereusement. Nul n’est méchant volontairement, ou, comme le disait Jean Renoir, chacun a ses raisons, certes, mais il ne faudrait pas que de telles formules impliquent une absence totale de liberté chez l’homme. D’abord parce que cela ôterait tout sens à la vie ; ensuite parce que l’Histoire nous a maintes fois montré que, face à une même situation, deux individus peuvent réagir de manière totalement différente. Il y a quelques jours, Hubert Reeves, l’écologiste québécois, expliquait que l’écologie ne l’intéressait pas si c’était le discours de prophètes de malheur se bornant à annoncer la fin du monde, mais qu’en revanche ce mouvement signifiait quelque chose si c’était vraiment un mouvement, autrement dit un effort raisonné pour mettre en place les moyens d’éviter précisément cette fin du monde.

​Batman, qui apparaît très brièvement dans « Joker » sans qu’on le voie jamais devenir Batman, pourrait lui aussi devenir un Joker lorsque ses parents se font assassiner sous ses yeux. Mais nous savons bien que, tout Dark Knight qu’il sera, il saura, comme les chauves-souris, trouver son chemin dans l’obscurité. Le film n’exclut pas cette option positive, estimant peut-être qu’elle est déjà connue de tous, mais il reste jusqu’au bout caractérisé par une ambiguïté bien peu jubilatoire. On eût aimé trouver au générique, comme conseiller au scénario, Winston Churchill, qui savait qu’un optimiste est « quelqu’un qui sait voir derrière chaque calamité une chance ». Pour ceux qui voudraient une référence plus moderne, il y a le nouveau « Terminator », dans lequel un résistant explique que si le destin existe, il est celui que nous écrirons nous-mêmes.

FAL

(Frédéric Albert Levy)

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