
Par Claude Monnier : La Mort arpente en caméra subjective le couloir d’un hospice catholique. Elle regarde çà et là ses futurs « clients », vieillards souffreteux qui vaquent gentiment à leurs occupations, et s’arrête sur l’un d’entre eux, qui marmonne sur sa chaise roulante. Ce vieillard, c’est Frank Sheeran (Robert De Niro) : face caméra comme Jake La Motta au début de Raging Bull, il va nous raconter sa lamentable vie de pécheur (avec en relais sur les images la superbe voix off du comédien) : comment, de simple camionneur, il est devenu l’homme de main du parrain Russell Bufalino (Joe Pesci), puis le garde du corps de Jimmy Hoffa (Al Pacino), célèbre patron du Syndicat des camionneurs et accessoirement banquier officieux de la mafia.
Vieil homme lui-même, comme ses amis De Niro, Pacino et Pesci, Scorsese nous le dit d’emblée clairement : laissez parler les vieux, ils ont encore des choses passionnantes à dire. Et quel plaisir de revoir à leur meilleur niveau ces acteurs atypiques, qui prennent un malin plaisir à jouer les machos insupportables, dans un grand film de gangsters comme il y en avait tant autrefois ! Quelle densité, quelle ambivalence dans leur jeu, malgré l’usure de l’âge, malgré les liftings numériques pas toujours heureux ! Du reste, autant qu’un film sur Sheeran, Bufalino et Hoffa, The Irishman est à l’évidence un film sur les comédiens italo-américains De Niro, Pacino et Pesci, tristement relégués aux oubliettes par le « marvelisme » ambiant et qui viennent faire un dernier tour de piste avant d’aller danser avec la Mort. La Grande Faucheuse, c’est ici Scorsese qui l’incarne, avec sa caméra incisive et son montage au scalpel, disséquant le cadavre de l’Amérique. Devinette : qui a signé ce montage affûté, sans doute le meilleur de l’année ? Réponse : une très vieille dame du nom de Thelma Shoonmaker qui travaille avec Scorsese depuis Raging Bull en 1980. Laissez la parole aux vieux, on vous dit…
La vieillesse est donc l’essence de The Irishman. Et l’avantage de l’âge, c’est de donner un recul parfois philosophique sur l’existence. Le recul du Temps, en effet, met tout sur le même plan, de manière souvent dérisoire : les événements historiques et les détails intimes, les grands de ce monde et les petits, les intelligents et les crétins, les gentils et les salopards. Énoncé (et filmé) par un homme ayant atteint son crépuscule, le récit possède à la fois la force tranquille d’un fleuve qui s’écoule et l’introspection capricieuse d’une mémoire de vieil homme : si les souvenirs remontent nettement à la surface, c’est par à-coups et dans le désordre. Dans la tête de Frank Sheeran, simple exécutant de basses œuvres qui a fait sans le vouloir le lien entre tous les protagonistes du récit, les plus grands événements de l’Histoire américaine (le destin des Kennedy et de Hoffa, enchaînés à la mafia) côtoient les plus médiocres. Et tous aboutissent dans une banale chambre d’EHPAD, où le vieux tueur repenti attend que la mort l’emporte, ne craignant pas de laisser la porte ouverte le soir, pour qu’elle n’oublie pas de le prendre. Mais la Mort le laisse vivre, pour le punir de ses anciens péchés. On peut à bon droit critiquer le rajeunissement numérique de De Niro dans certaines séquences – ce manque d’authenticité empêche le film d’être un chef-d’œuvre –, mais le comédien est à mon sens réellement superbe en vieillard débonnaire et décati, avec ses grosses lunettes teintées, regardant légèrement à côté de la caméra, vers le hors champ, vers Scorsese le confesseur sans doute, comme le faisait sans arrêt Mamma Scorsese dans le documentaire Italianamerican.
Extrêmement documenté par le prestigieux scénariste Steven Zaillian, The Irishman se veut, dans le fond et dans le style, une ambitieuse synthèse entre Il était une fois en Amérique de Leone, la trilogie du Parrain de Coppola et la propre trilogie de Scorsese sur le gangstérisme (Mean Streets, Les Affranchis, Casino). Synthèse entre une frontalité impassible imitant le calme cruel de la tradition sicilienne, celle de l’uomo di pazienza qui sait compter sur le Destin (longs plans fixes et dialogues à voix basse à la Coppola, notamment dans toutes les scènes glaçantes de pacte avec le Diable, incarné ici par Joe Pesci) et un montage expressif, typiquement scorsesien, qui renforce les méfaits de Sheeran ou les excentricités de Hoffa (angles multiples à la Eisenstein, succession rapide de plans ultra courts). Mais Scorsese reste bien sûr plus sarcastique que Coppola. C’est sa nature. Il suffit d’entendre son rire nerveux, au bord de l’étouffement, lorsqu’il parle en interviews de ces gangsters qu’il abhorre, comme il abhorre les yuppies du Loup de Wall Street. Les deux premiers tiers de The Irishman, avant l’assassinat de Hoffa qui instaure un silence douloureux, sont d’un formidable humour pince sans-rire car le catholique Scorsese, qui a tout de même consacré plusieurs films à la spiritualité, est réellement consterné par le matérialisme vulgaire, le mauvais goût de ces escrocs. D’où son insistance sur les dialogues creux (souvent improvisés par les comédiens), aussi creux que ces hommes avides de pouvoir et de dollars, ces pantins animés par le rêve américain. Un rêve de réussite matérielle qui ne débouche sur rien. La mafia est filmée comme une famille patriarcale poisseuse où les protagonistes sont figés : voir l’extrême ralenti qui ridiculise les invités au mariage, en les mettant presque à l’arrêt, au bord de l’embolie. Voir aussi les arrêts sur image impayables sur le visage insouciant des mafieux dans les années cinquante, sur fond de musique de variété (« Angelo Bruno : trois balles dans la tête en 1979 »).
Présenter le capitalisme américain tel qu’il est, dans sa vulgarité mercantile et criminelle, c’est le credo depuis cinquante ans de cette brillante génération italo-américaine, qui a créé un cinéma difficilement surpassable en termes de jeu et de mise en scène : Coppola, Scorsese, De Palma, et leur formidable famille d’acteurs.
The Irishman est leur testament.
Claude Monnier
THE IRISHMAN (Martin Scorsese, sur Netflix depuis le 27 novembre)
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