Par Claude Monnier : L’affiche proclame, à raison : « Un grand Eastwood ». Mais si le nom d’Eastwood n’apparaissait pas au générique, si nous ne savions pas que ce film est l’œuvre d’un vieil homme de quatre-vingt-dix ans, serions-nous aussi enthousiastes ? Force est de reconnaître que oui. Car Le Cas Richard Jewell possède vraiment quelque chose de troublant et de profond.
Ce film est en effet une fable, c’est-à-dire un récit moral qui s’inscrit tout à la fois dans l’actualité et dans l’éternité : Le Cas Richard Jewell raconte comment un homme peut perdre son honneur, sa réputation, comment la fausse rumeur peut plonger un innocent dans un véritable cauchemar. Parce qu’il a sauvé des centaines de vies en découvrant une bombe en marge des J.O. d’Atlanta en 1996, le jeune agent de surveillance Richard Jewell est dans un premier temps considéré comme un héros ; mais comme le FBI n’a aucune piste et que Jewell est un petit bonhomme obèse, pas très « beau », obsédé par la sécurité, la police, les armes à feu, et, comble de l’horreur, qu’il vit seul avec sa mère, le FBI et les médias vont le soupçonner d’être un type mal dans sa peau cherchant la reconnaissance, autrement dit d’avoir lui-même posé la bombe pour ensuite « faire semblant » de la découvrir et devenir ainsi un héros célèbre. On voit tout le trouble d’un tel dispositif : tout est dans le regard de l’Autre… et ce regard peut être tordu !
Par sa structure classique et efficace (le calme, la tempête, puis le retour au calme), le film montre superbement les caprices du destin et de la foule, deux entités dévorantes qui peuvent à tout moment se retourner comme un gant. Et le fait que l’épisode de la bombe se déroule la nuit, avec une caméra sans cesse en mouvement, par opposition aux scènes diurnes et calmes, presque ouatées, d’introduction et de conclusion, ne fait que renforcer cette sensation de cauchemar soudain et étouffant. Car si, dans le droit français, il faut prouver la culpabilité de l’accusé, dans le droit américain, il faut prouver son innocence. Ce n’est pas tout à fait la même chose, l’innocence étant au fond quelque chose d’abstrait, d’impalpable, et cela confère paradoxalement à l’Amérique, terre de libertés, une ambiance kafkaïenne, angoissante : aux yeux de l’Institution, tout homme est donc potentiellement coupable. D’ailleurs, à un moment, l’assistante de l’avocat de Jewell, d’origine russe, a cette réplique superbe : « Là d’où je viens, quand un homme est traité en coupable, c’est qu’il est innocent. » Manière pour Eastwood le libertaire de renvoyer dos à dos la dictature communiste et l’appareil d’Etat américain (couplé aux médias) qui a une fâcheuse tendance, à certaines périodes, à tomber facilement dans la « chasse aux sorcières » et les « fake news ». Manière aussi pour le cinéaste de dire que dans la société, la vérité est malléable : quand une foule a envie de conspuer et de condamner, peu importe que l’homme dont elle s’empare soit innocent ou coupable. N’oublions pas que le film préféré d’Eastwood est L’Etrange Incident de William Wellman, sur la bêtise du lynchage au Far West.
Mais Le Cas Richard Jewell est encore plus profond que cela et remet carrément en question un siècle de représentation du héros (notons qu’Eastwood avait commencé cette remise en question en tant qu’acteur dans les Sergio Leone). Jewell est prêt à sacrifier sa vie pour les autres et c’est un homme d’une grande bonté avec son entourage. Autrement dit, il a tous les attributs du parfait héros hollywoodien. Le problème, pour le public, est qu’il ne ressemble pas à Gary Cooper, à John Wayne, à Bruce Willis ou à Brad Pitt. Qu’il n’est pas « charismatique ». Ce manque de « charisme » va se retourner contre lui et il faudra toute l’opiniâtreté, la modestie et la dignité des « petits », des « sans grade » (Jewell lui-même, sa mère, son avocat déchu et la compagne de celui-ci) pour vaincre le regard injuste des « puissants ». C’est une vision fordienne humble, émouvante, chaleureuse, qui s’oppose salutairement à la prolifération des surhommes sur nos écrans.
Mais on aurait tort de se moquer du public intolérant qui a commis ce « délit de faciès », qui n’a pas su voir quel véritable héros était Jewell et qui a jugé cet homme sur ses apparences. Ce serait trop facile et Eastwood va plus loin que cela, par la dimension méta cinématographique qu’il donne à son œuvre (voir ici la prolifération des écrans dans l’écran, des cadres dans le cadre) : si le film nous trouble, c’est qu’il nous fait comprendre, par cette mise en abyme, que ce public, cette foule, c’est nous. Oui, vous et moi, chers lecteurs. Car, soyons honnêtes, avons-nous envie de voir un film dont le héros ne ressemble pas à DiCaprio ? Apparemment non, car Le Cas Richard Jewell, malgré sa qualité et son intrigue prenante, a été un échec aux USA : dans tous les sens du terme, il n’attire pas les foules. Par ailleurs, avons-nous cherché, même en sortant du film et en ayant été impressionnés par sa performance, le nom du comédien qui joue Richard Jewell ? Avons-nous même fait l’effort de retenir son nom, alors qu’on a retenu immédiatement celui de Brad Pitt dès sa première apparition, en tant que second rôle, dans Thelma et Louise ? Sommes-nous scandalisés que ce comédien, Paul Walter Hauser (c’est son nom), n’ait pas été nommé aux Oscars alors qu’il est bouleversant et qu’il joue si authentiquement son rôle qu’on ne voit plus du tout le comédien, mais uniquement Richard Jewell ? Non, à dire vrai, cela ne nous est pas venu à l’esprit. Après tout, vous comprenez, Paul Walter Hauser n’est pas très « charismatique »…
Claude Monnier
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