Mank

Par Claude Monnier : Après Martin Scorsese, voici un autre grand cinéaste hollywoodien, David Fincher, qui est obligé de pactiser avec le « diable » Netflix pour mener à bien son projet chéri. Mais, s’il est surprenant que les majors aient refusé de financer un grand film de gangsters de Scorsese avec De Niro et Pacino, il n’est guère surprenant en revanche que ces mêmes majors aient refusé de financer Mank, hommage confidentiel, et en noir et blanc qui plus est, à Herman Mankiewicz, le scénariste de Citizen Kane. Hommage littéralement confidentiel, d’une part parce que le récit est traité comme la vision d’un homme malade et marginalisé, qui passe les trois-quarts du film plongé en lui-même, sur son lit de convalescence (il a une jambe dans le plâtre et doit lutter – sans succès – contre son alcoolisme), d’autre part parce que Fincher sait d’avance qu’il s’adresse à un public restreint : il vaut mieux en effet connaître à fond Citizen Kane pour goûter pleinement Mank, qui en imite la structure éclatée et l’ambiance funèbre, et il faut être sans doute un pur cinéphile pour s’intéresser vraiment à cette vieille et stérile polémique lancée en 1971 par la célèbre chroniqueuse ciné du New Yorker, Pauline Kael, arguant stupidement que Welles est un charlatan « qui a volé les idées du génial Mankiewicz ». J’ose dire stupidement car :

1- Kael, critique de cinéma professionnelle, aurait dû faire l’effort de consulter les archives de la RKO qui attestent du travail considérable du jeune Welles sur le scénario d’origine de Mankiewicz, au départ trop littéraire.

2- Kael devait faire partie de ces spectateurs étranges qui pensent qu’un opéra doit tout à son livret, rien à sa musique.

3- Kael devait sans doute croire que la beauté absolue de La Splendeur des Amberson, de La Dame de Shanghai, d’Othello ou de La Soif du mal était due au hasard, et non à ce charlatan de Welles.

Vous l’aurez deviné, Mank est pleinement la visualisation de la thèse de Kael et Welles y est clairement montré comme un exploiteur et un voleur. Cela irait encore si le film était à la hauteur de son ambition (explorer l’origine du plus grand film de l’histoire d’Hollywood), mais il faut bien reconnaître que Fincher ici nous déçoit, nous plongeant dans un ennui poli et presque embarrassé : car, en effet, si on ignorait l’identité du cinéaste, qu’est-ce qui distinguerait Mank d’un téléfilm HBO de luxe rempli de clichés faciles sur la faune hollywoodienne ? Son cinémascope en noir et blanc ? Je ne le pense pas. Je passe donc sur ces scénaristes forcément cyniques, parieurs et alcooliques, sur ces riches producteurs forcément machiavéliques, sur ces infirmières forcément revêches et dévouées, sur ces secrétaires forcément amoureuses d’un beau soldat parti au front… Je retiens quelques scènes de dialogues ultrarapides et ironiques, lors des soirées chez William Randolf Hearst, le meilleur du film, où Fincher retrouve pleinement l’acuité sociale et la virtuosité de The Social Network. Quant à la reconstitution des années trente et quarante, elle est certes plutôt bonne, notamment dans le comportement plus vrai que nature des figurants, mais elle n’est pas pour autant immersive et n’a pas le cachet d’authenticité de la reconstitution des seventies dans Zodiac ou, pour rester dans les coulisses « en noir et blanc » du vieil Hollywood, le cachet d’Ed Wood de Tim Burton. Sans doute est-ce dû à une photo trop maniérée, qui cherche à imiter servilement (et donc maladroitement) le travail de Gregg Toland, l’immense chef-op de Citizen Kane et des Raisins de la colère. Certes, j’ai bien compris que cette « artificialité californienne » était volontaire et constituait la raison du cynisme de Mankiewicz, la cause de son ennui existentiel et probablement de son alcoolisme, mais Fincher ne prend pas le temps de nous montrer ce malaise en profondeur, préférant faire des flash-backs un peu clichés sur la jet set, imitant là encore trop servilement la structure de Citizen Kane. Quant à la musique étonnamment « téléfilm » de Trent Reznor et Atticus Ross, elle ne nous aide pas non plus à sortir de ce sentiment d’imitation stérile…

Heureusement, le grand comédien Gary Oldman parvient à conférer une certaine densité au rôle-titre, par ce don hallucinant de caméléon qu’on lui connaît, et c’est grâce notamment à sa crédibilité physique (gros ventre d’alcoolique, équilibre précaire, regards mi-fatigués, mi-amusés) que l’humanité surgit de temps à autre dans le film et que l’on croit malgré tout à cet homme au bout du rouleau qui trouve la force de livrer son meilleur travail.

Du reste, quitte à être « confidentiel », Fincher aurait dû totalement insister sur le travail d’écriture de Mankiewicz, et non pas se contenter de montrer des papiers froissés au pied de son lit. En somme, Fincher aurait dû faire avec son héros ce qu’avait fait admirablement Milos Forman lors des séquences d’écriture du Requiem à la fin d’Amadeus. Mais il est vrai que Mankiewicz n’est sans doute pas aussi intéressant que Mozart, ou même, pour rester dans le domaine des écrivains maudits et alcooliques, qu’Edgar Poe. Peut-être que filmer Mankiewicz n’était tout simplement pas une bonne idée. Et c’est sans doute à cause de cette fausse bonne idée, provenant d’une thèse fausse de Pauline Kael, que Mank ne provoque pas en nous de sentiment de sincérité,ou même de réalité. Fincher et Kael n’y peuvent rien : le vrai génie n’était pas dans les coulisses de Citizen Kane, mais sur le plateau.

Claude Monnier

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