
Par Claude Monnier : Au début des années 2010, Ridley Scott ne parvient pas à réaliser son rêve : l’adaptation cinématographique de La Guerre éternelle, roman de Joe Haldeman paru en 1974, relatant avec ironie une guerre interplanétaire qui se déroule sur plus de 1000 ans. En manque de SF, Scott accepte de reprendre en main la saga Alien, en réalisant les controversés Prometheus (2012) et Alien Covenant (2017). Ces deux films déplaisent fortement aux fans sur le plan scénaristique mais leur perfection technique met tout le monde d’accord, achevant de sacraliser Scott en tant que créateur futuriste. C’est ainsi qu’en 2019, alors qu’il développe le moyenâgeux The Last Duel, la Warner vient chercher l’auteur de Blade Runner pour lui demander de collaborer avec Aeron Guzikowski (le scénariste de Prisoners de Denis Villeneuve) sur une nouvelle série SF.
Raised by Wolves se déroule au 22e siècle. La Terre est dévastée par une gigantesque guerre de religion entre deux clans : les « Athées » et les « Mithraïques ». Les Athées cherchent à préserver leur descendance en envoyant leurs embryons sur une lointaine exoplanète, Kepler-22b. Deux robots, nommés Père et Mère, sont chargés de développer ces embryons et, à leur naissance, de les élever, afin qu’ils bâtissent plus tard une nouvelle société. Trois problèmes vont apparaître : l’environnement est hostile pour les enfants, les Mithraïques arrivent eux-aussi pour coloniser l’exoplanète et Mère (Amanda Collin, excellente) se montre de plus en plus agressive et possessive, pour des raisons que je vous laisse découvrir.

Même s’il n’est pas le show-runner (ou auteur) de la série, puisqu’il se contente de réaliser les deux premiers épisodes, on devine ce qui a attiré Scott dans cette entreprise : développer ses obsessions sur la génétique et la robotique, poursuivre en somme sa réflexion sur Dieu, la Création et la Vie qui est au cœur de Blade Runner et de sa saga Alien. Comme toute œuvre de SF qui se respecte, Raised by Wolves est évidemment une métaphore sur le monde contemporain, pointant ironiquement nos guerres perpétuelles, notre retour actuel à l’obscurantisme religieux, notre destruction de l’environnement et notre confiance naïve en l’intelligence artificielle qui pourrait à terme nous remplacer.
Par-dessus tout, en connaisseur de l’histoire humaine, Scott est fasciné par la notion de Nouveau Monde, de recommencement, qui est depuis toujours, pour l’humanité, une obsession. Que ce soit dans 1492, Christophe Colomb, Gladiator, Kingdom of Heaven, Thelma et Louise, Black Rain, Lame de fond, Prometheus ou Blade Runner, il s’agit toujours, pour ses personnages en mal de vivre, de découvrir un Ailleurs où se reconstruire. Ce dégoût baudelairien pour la Corruption terrienne, cette fuite vers l’Ailleurs régénérateur, trouvent sans doute leur source dans une sensation commune à toute l’humanité : la sensation de l’au-delà. Cette sensation de l’au-delà, quel qu’il soit (positif ou négatif),est la base de toute religion. Du haut de son ironie toute britannique, la vision de « l’au-delà » chez Scott est pour le moins désenchantée : la soif d’ailleurs et de virginité de ses personnages tombe toujours sur deux écueils majeurs : notre violence et notre orgueil. Et c’est ainsi que le Nouveau Monde de 1492, Kingdom of Heaven, Prometheus ou Raised by Wolves devient aussi infernal que l’ancien. Paradis et Enfer sont depuis toujours les deux piliers de la cinématographie de Scott, y compris et surtout esthétiquement, avec ce combat permanent, dans chaque image, entre l’Ombre et la Lumière. C’est pourquoi Legend, qui distingue clairement ces deux mondes, les dévoilant dans toute leur gloire, est son film le plus emblématique, si ce n’est le plus personnel, voyage enchanté au Paradis terrestre, voyage effrayé en Enfer. Car pour Scott, et pour nous tous, cette obsession du Nouveau Monde (entendez un monde meilleur, une terre promise et idéale) vient bien sûr des grands textes religieux et des récits légendaires, tous ces récits fabuleux sur nos « Pères » et « Mères », à commencer par la Bible ou bien encore, référence majeure ici, la légende de la fondation de Rome par Romulus et Rémus, deux enfants élevés… par une louve (Mère semble avoir de l’ADN de cet animal dans sa constitution à moitié biologique). Qu’on le veuille ou non, que l’on soit athée ou croyant, ces grands textes religieux ou légendaires ont structuré notre pensée. A moins que, en dehors des religions, mythes et légendes, cet appel de l’idéal, du renouveau, du paradis, et cette peur du châtiment, viennent plus profondément de notre âme, c’est-à-dire de notre conscience. Remarquons que pour les androïdes de Blade Runner, Prometheus ou Raised by Wolves, tout l’enjeu est de se découvrir une âme.
Correspondant pour Scott à un budget de « série B », Raised by Wolves ne peut égaler évidemment les splendeurs de ces grands films de SF ou de sa pub luxueuse Seven Worlds, réalisée elle aussi en 2019 (voir article précédent), mais le cinéaste se plie de bonne grâce à l’exercice, profitant du petit budget pour accroître sa tendance actuelle à l’épure…et à l’humour narquois : voir par exemple les costumes minimalistes de Père et Mère ou la ligne ultra lisse des vaisseaux, donnant à cet univers un aspect à la fois comique et inquiétant. Comique et inquiétant car Scott, qui a eu carte blanche pour le design, mélange malicieusement la volonté d’aérodynamisme de ces voyageurs du futur et la vision simpliste, fasciste, éprise de « pureté » de cette société fanatisée du 22e siècle. Surtout, Scott voit dans ce double épisode d’ouverture (qu’on peut voir tout à fait comme un long-métrage de 90 minutes) l’occasion de rendre une nouvelle fois hommage au grand Moebius. Pas seulement dans l’ambiance ascétique et orientale de cette planète désertique (le tournage a eu lieu en Afrique du sud et, pour quelques plans de montagnes, en Jordanie), pas seulement non plus dans le design susmentionné et la dominante ocre de l’image, mais également dans l’étrangeté qui se dégage de ces êtres du futur : l’humour décalé de Père, le mélange étonnant de fanatisme et de cynisme des Mithraïques, et surtout, surtout, le comportement totalement névrotique de Mère, qui serait bonne pour l’asile si elle n’était pas un organisme de synthèse (question troublante : que faire des androïdes qui deviennent fous ?…). La très belle ambiance sonore conçue par Ben Frost et Marc Streitenfeld achève de nous envelopper dans ce ruban de Moebius.

Claude Monnier
Suivez toute l’actualité de STARFIX
STARFIX est une marque déposée par STARFIX PRODUCTIONS