
Par Claude Monnier : Se mesurer à Kubrick. Telle est l’obsession d’un certain nombre de cinéastes hollywoodiens, impressionnés à juste titre par cette filmographie qui a su faire fusionner Art et Commerce. Ces cinéastes contemplent avec envie cette carrière inouïe, où un des leurs a fait absolument tout ce qu’il a voulu (hormis sur Spartacus, et encore), tournant sans compter les jours, ayant le final cut, innovant sur le plan technique et parfois narratif, changeant de genre à chaque fois, refusant de s’enfermer dans un « fonds de commerce » comme cela est arrivé aux plus grands (le western pour Ford, le suspense pour Hitchcock), tout en gardant cependant l’objectif de plaire, d’amuser et de divertir. Quoi de plus beau en effet, quoi de plus pur, au sein des studios hollywoodiens, que ce cinéaste « commercial » qui prend son temps, créant posément, systématiquement, une œuvre unique, un pur prototype, puis le « déposant » dans le circuit, sans pour autant en exploiter, par la suite, la formule et le succès : ces prototypes ont pour nom Lolita, Docteur Folamour, 2001, Orange Mécanique, Barry Lyndon, Shining, Full Metal Jacket, Eyes Wide Shut. Regardez, messieurs les cinéastes d’Hollywood, contemplez, profitez, apprenez… Imitez ? Là, c’est plus difficile. Certains très grands cinéastes ont tenté l’approche, cherchant à toucher du doigt le sommet :
– Steven Spielberg avec Rencontres du troisième type, A.I., Lincoln ; chefs-d’œuvre contemplatifs et adultes certes, comme 2001 et Barry Lyndon, mais réalisés parfois au prix d’un Jurassic Park 2 ou d’un Indy 4. Ce que n’aurait jamais fait Kubrick.
– Francis Ford Coppola avec Apocalypse Now ; pari narratif et métaphysique aussi fou que 2001, mais payé plus tard au prix fort : la réalisation, pour se renflouer, de petites choses charmantes mais inoffensives comme Captain Eo, Peggy Sue, The Rainmaker ou Jack. Ce que n’aurait jamais fait Kubrick.
– Ridley Scott avec Blade Runner ; ce chef-d’œuvre de la SF parvient presque à égaler 2001, et tout cinéphile lui doit le respect pour cet exploit insensé. Du reste, s’il est un cinéaste qui cherche à se mesurer techniquement, esthétiquement, à Kubrick et qui en a les capacités, c’est Scott. Black Hawk Down, par exemple, est clairement une réponse à Full Metal Jacket. Mais pour un Black Hawk Down, un Blade Runner, un Alien, un Kingdom of Heaven version longue, combien de films bancals (1492, Robin des bois, Exodus) ou foutraques (Hannibal, Prometheus, Cartel) ? Kubrick aurait-il réalisé Une Grande année, histoire de tourner sur son lieu de vacances ? Non. Aurait-il enchaîné les suites/préquelles/reboots à 2001, comme Scott avec la saga Alien ? Non plus.
– Brian De Palma possède évidemment, haut la main, le génie de la caméra d’un Kubrick mais, outre qu’il a passé une bonne partie de sa carrière dans le maniérisme hitchcockien (état d’esprit inadmissible pour un Kubrick qui voulait ne ressembler à personne), il n’a pas su arrêter sa carrière à temps. Kubrick, lui, aurait su.
– James Cameron, on le sait, a le même génie d’ingénieur qu’avait Kubrick et il sera sans doute, demain, le sauveur du cinéma sur grand écran, mais Kubrick se serait-il laissé enfermer dans Avatar 2, 3, 4 … ? Non. Il serait passé à autre chose, refusant d’exploiter, même avec talent, la même formule, le même univers.
-John McTiernan, comme De Palma, possède le génie de la caméra d’un Kubrick, et Piège de cristal, par son inventivité, son impertinence et sa brillance technique, est sans doute le film d’action ultime que Kubrick aurait pu réaliser, s’il l’avait voulu, mais McTiernan s’est malheureusement laissé emprisonner dans ce genre de film explosif pour adolescents. Kubrick ne se serait jamais laisser enfermer. Pourtant, à défaut de pouvoir juger dans toute sa splendeur Le 13e Guerrier, A la poursuite d’Octobre Rouge donne la mesure de ce qu’aurait pu être la carrière « kubrickienne » de McT : rigueur de stratège napoléonien, ampleur et ton adulte. Dommage.
– Christopher Nolan imite assez bien la « froideur » kubrickienne mais sans sa subtilité, surlignant ses partis-pris narratifs comme autant de gimmicks (Et si on faisait un film à l’envers ? Et si on faisait trois temporalités différentes ? Et si…), sans doute pour faire le malin auprès des geeks de tous poils. Kubrick ne faisait pas le malin. De par la profondeur de ses sujets, il n’en avait pas besoin.

J’oublie sans doute d’autres cinéastes hollywoodiens pratiquant le spectacle audacieux, notamment Martin Scorsese, qui a presque atteint le « sans-fautes » en termes de fusion art/commerce ; mais Scorsese, s’il est un grand admirateur de Kubrick, n’en est pas vraiment un disciple : loin de lui l’idée de se mesurer aux genres grand public comme le film de guerre, le film de SF, ou même le film d’horreur pure… Et Kubrick aurait-il réalisé ce film pour enfants : Hugo Cabret ? Nous en doutons.
Au fond, la filmographie de Kubrick ressemble au monolithe au tout début de 2001 : forme pure (un écran de cinéma renversé, noir, vertical) ; tout autour, les singes-cinéastes osent à peine s’en approcher, sautillent, contemplent, contournent, lèvent la tête, effleurent la surface du bout des doigts, sans jamais percer le secret.
Mais il n’y a pas de secret : cette filmographie est juste un bloc posé fièrement dans la vaste plaine hollywoodienne. Ce bloc a pour nom intégrité artistique.
Claude Monnier
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