Embrasse-moi, idiot ! ou le gouffre aux chimères de Billy Wilder

Par Claude Monnier : L’éditeur vidéo Rimini lance depuis quelques semaines dans nos bacs une salve Billy Wilder (voir article de FAL sur Uniformes et jupon court). Dans cette belle collection contenant force bonus et livrets, jetons un œil sur l’un des gros échecs commerciaux du cinéaste : Embrasse-moi, idiot ! (Kiss Me, Stupid !, 1964).

Les Français avaient été bien inspirés, en 1951, quand ils avaient donné comme titre Le Gouffre aux chimères au film de Wilder The Big Carnival/Ace in the Hole (1951), dénonciation de la course au scoop dans les médias. Ce faisant, ils résumaient toute l’œuvre passée et future du cinéaste. En effet, ce sont tous les personnages de Wilder qui menacent de se perdre dans le gouffre de leur rêve ou de leurs illusions. Le personnage wilderien semble victime de ce qu’on pourrait appeler « le syndrome de Cendrillon », prenant ses rêves pour la réalité, essayant de travestir la réalité avec aveuglement, comme un enfant malheureux, pour se retrouver bien vite dans une citrouille rabougrie. Quand c’est une comédie comme Sept ans de réflexion, Certains l’aiment chaud ou Irma la douce, c’est tordant. Quand c’est un drame comme Le Poison, Sunset Boulevard ou Fedora

Comédie satirique à la fois simple et complexe, Embrasse-moi, idiot !, l’un des films les plus provocants de Wilder, annonçant presque le Nouvel Hollywood par sa crudité, est emblématique à cet égard : le « héros » (terme impropre chez ce cinéaste, il n’y a quasiment chez lui que des anti-héros) crée comme souvent sa propre fiction et en devient victime. Personne n’est parfait, il est vrai…

Donc, ici, le médiocre professeur de piano Orville Spooner (Ray Walston, en remplacement express de Peter Sellers, tombé malade) veut fourguer ses compositions à Dino (Dean Martin), une star de la chanson qui vient échouer dans son bled paumé du Nevada. Pour amadouer la vedette, il accepte l’idée odieuse de son « meilleur ami », le pompiste Barney (Cliff Osmond) : jeter en pâture, à l’obsédé sexuel notoire qu’est Dino, l’épouse d’Orville, Zelda (Felicia Farr), fan de la star. Mais étant d’une jalousie maladive, Orville finit par changer d’avis et remplace au dernier moment son épouse par la prostituée du coin, Polly (Kim Novak)…

Je vous laisse découvrir les chassés-croisés, tout en précisant qu’avec Wilder tout ce petit monde (petitesse accentuée par le grand CinemaScope de Joseph La Shelle) en prend pour son grade, stars ou quidams, hommes ou femmes. Tout le monde… sauf la prostituée Polly :  l’intelligence de ce film sur des idiots, et la pudeur de ce film impudique, est de nous faire comprendre qu’en Amérique, les prostitué(e)s ne sont pas ceux ou celles qu’on croit et que la distribution des rôles, dans cette société hypocrite, est décidément mal faite.

En réalité, en même temps que l’auto-mensonge et l’illusion, le thème profond de Embrasse-moi, idiot ! est le Destin : comme les parents d’Œdipe, Orville fait tout pour empêcher ce qui doit arriver… en vain. De plus, tout le monde semble condamné à échouer dans cette bourgade et à ne plus en sortir. Significativement, Wilder a demandé à son décorateur Alexandre Trauner de créer, comme décor principal, un petit et paisible carrefour, avec le désert pour seul point de fuite. En somme, un croisement obligatoire pour cette petite ville loin de tout, avec cet unique poste à essence pour pouvoir repartir. Cet enfermement crée la fièvre et rend fou. Et c’est la complexité du film : le croisement des lignes géographiques reflète le chassé-croisé vertigineux des couples. Je dis vertigineux car les rôles finissent par s’intervertir, dans cette ronde sexuelle entre gens d’en haut et gens d’en bas qui rappelle Le Mariage de Figaro. Comédie oblige, le happy-end, comme chez Beaumarchais, rectifie le tir et tout rentre dans l’ordre. Mais au bout du compte, Embrasse-moi, idiot ! est bel et bien une épreuve initiatique douloureuse, aussi bien pour les personnages que pour le public ; public qui prend en pleine figure ses travers, voire sa médiocrité et sa potentielle compromission dès lors qu’il s’agit de satisfaire son désir sexuel ou social.

C’est bien sûr la raison profonde de l’échec du film : le cinéaste nous tend un miroir peu reluisant. Mais contrairement à certains films sentimentaux de l’ancien Hollywood, c’est ce cynisme qui empêche le film de vieillir, le cynisme agissant comme un alcool qui conserve. Et évidemment, quand on boit un verre d’alcool cul sec, on fait souvent la grimace… 

Claude Monnier

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