Starfix, sous le signe de Peter Weir

Par Jean-Jacques Manzanera : C’est un beau jour de juin 1985 que je fus intrigué par une revue – jamais vue dans mon Gers natal – qui m’interpella chez un marchand de journaux. Je m’en souviens comme si c’était hier : nous étions en voyage scolaire à La Rochelle et je réfléchis assez longuement avant de dépenser les 20 francs nécessaires pour l’acquérir.

Il fallait bien peser le pour et le contre : je savais bien que je ne pourrais pas acheter d’autres revues de cinéma ce mois-là en craquant pour cette belle inconnue, car je n’en étais pas encore à négocier l’explosion du budget cinéma qui surviendrait quelques mois après.

Éliminer Première fut assez facile, car je n’étais pas très convaincu par une revue un peu trop obsédée par les acteurs et avec laquelle je ne me trouvais pas si synchrone, alors que, paradoxe étrange, Il était une fois en Amérique de Sergio Leone, Greystoke de Hugh Hudson, Amadeus de Milos Forman que j’avais plébiscités avaient été distingués par la rédaction. Je sentais un manque curieux de parti pris, une écriture assez consensuelle. Le plus gros problème de cette revue me semblait être une indulgence coupable envers un cinéma français qui ne m’attirait que parcimonieusement. Le temps de la nuance positive viendrait l’année suivante, notamment avec des cinéastes nommés Carax, Resnais Cavalier, Tavernier, Pialat… ou Zulawski, même s’il n’était pas tout à fait un cinéaste français !

Plus difficile fut le choix de renoncer à L’Écran fantastique, car j’étais devenu un fidèle au fil des mois depuis 1983. Bien des plaisirs de cinéma dans ces jeunes années étaient liés aux genres chers à cet Écran, mais je sentais que quelque chose manquait : bon nombre de films que j’avais aimés les mois écoulés ne relevaient ni du fantastique, ni de la SF, ni de l’horreur, même si j’aimais toujours profondément ces chemins de traverse pas très cotés auprès de mes professeurs.

A l’évidence, quelque chose bougeait dans ma cinéphilie ans que je sache précisément quoi… Toujours est-il que j’optai pour Starfix avec son titre étrangement étoilé autour du R central. Lettrage blanc sur fond gris : c’était vraiment classe !

Mais avouons que ce qui m’avait alors intrigué sur la couverture n’était pas la maquette, mais la présence d’une photo d’Harrison Ford coiffé d’un canotier étrange qui avait peu à voir avec le feutre d’Indiana Jones arboré encore l’année précédente le temps d’une descente dans le temple maudit qui m’avait plutôt séduit ou avec la coiffure impeccable de Han Solo revu encore dans Le Retour du Jedi. Ayant suivi les actualités cannoises, j’avais happé un extrait étonnant d’un film au titre anglais montrant l’assassinat d’un homme dans des toilettes publiques sous les yeux d’un enfant étrangement vêtu. Choix étonnant de promotion que cette séquence-choc, une de celles que généralement on ne dévoile pas, par souci de préserver la surprise. Bref, il y avait du mystère dans l’air : Harrison Ford serait un guide supplémentaire pour avancer de la préadolescence vers un cinéma plus adulte qui allait corroborer le goût pour les auteurs que nourrissaient le Cinéclub de Claude-Jean Philippe ou le Cinéma de Minuit de Patrick Brion…

Précisons que notre cher Harrison Ford n’était pas seul sur la couverture, car elle était subdivisée en quatre parties : en haut à droite Clint Eastwood, coiffé lui aussi d’un chapeau plus clairement westernien (dans Pale Rider qui signait et le grand retour de Clint vers le western et la sélection cannoise assortie d’un début de reconnaissance critique élargie) ; en haut à gauche un Japonais assez énervé muni d’un bandeau, ce qui ne laissait aucun doute sur sa nature de kamikaze (Ken Ogata dans Mishima de Paul Schrader, que je ne découvrirais que plus tard en K7 vidéo : à ce jour toujours l’un de ses meilleurs films) et enfin, touche féminine assez affriolante, une beauté blonde alanguie sur un coussin de satin que l’on pouvait deviner nue (Theresa Russell dans Une nuit de réflexion de Nicolas Roeg, certainement l’un des opus les plus oubliables du cinéaste, mais, bon sang, quelle splendide actrice !)

Je me revois feuilletant la revue et rêvant déjà devant les photos extraites des films cités mais c’est évidemment sur l’énigme posée par Witness (j’avoue n’avoir jamais intégré le titre français Témoin soussurveillance, qui claque moins) que débuta ma lecture de la revue.

Peter Weir m’était alors inconnu. Tout juste avais-je entrevu à la télévision quelques extraits étonnants de L’Année de tous les dangers (1983), qui avaient attiré mon attention grâce à Mel Gibson que j’avais découvert dans les deux Mad Max, mais sans chercher à aller plus loin – affaire de maturité et de circonstances : il était plus facile sous mes cieux de trouver une salle diffusant les aventures flamboyantes de Max Rockatansky dans le désert australien que les errances existentielles de Guy Hamilton dans le Djakarta des années soixante. J’ignorais bien évidemment l’existence de ses joyaux antérieurs, Pique-nique à Hanging Rock, La Dernière Vague ou Gallipoli.

Mais je n’étais pas le seul spectateur en France à ignorer quasiment tout de l’autre grand nom émergent du cinéma australien, ce qu’un article en pages centrales signé d’un dénommé Nicolas Bouk(h)rief expliquait assez clairement : « Certains grands films se dégagent tout de suite avec éclat, Amadeus pour prendre un exemple évident. D’autres, plus discrets, moins reconnus, marquent sur le moment de manière quasi imperceptible, mais pour toujours, la conscience du cinéma. Depuis dix ans, le cinéaste australien Peter Weir réalise des œuvres d’emblée mille fois plus importantes pour l’œil neuf du spectateur de demain que, exemple du jour, La Déchirure. ».

« Waow ! ça c’est sacrément bien dit ! » me dis-je dans un premier temps. ». « Et en plus je n’y avais jamais pensé », aurais-je pu ajouter, moi qui pensais en termes de découvertes spectaculaires au cinéma depuis longtemps, ce qui est un classique d’une entrée en cinéphilie. Retrouvant ces petites fiches que je glissais dans mes revues, je constate que j’avais vu et aimé en vrac depuis le début de l’année : Cotton Club, Razorback, Brazil, Dune, Terminator, La Déchirure, Birdy… tous marqués à trois ou quatre croix. Manie des classements de cinéphile déjà bien ancrée à quatorze ans !

L’article remettait en fait en question ce qui me décidait à sélectionner les deux séances mensuelles auxquelles j’avais droit et ce avec une assurance dans le ton et une précision que d’emblée j’adorais. Poursuivant la lecture, j’eus pourtant un choc en lisant une condamnation sans appel : « L’échec lamentable de David Lynch et de Dune ». Oh ! il n’aime pas Dune… que j’avais vu deux fois (exceptionnellement, j’avais eu la chance d’y revenir avec un tonton fan de SF), dont j’avais acquis l’affiche, la BO – due à Toto – après avoir lu bien évidemment le roman au préalable. Je mentirais si je disais que je fus d’accord avec cette assertion, car le temps du discernement séparant film rêvé et film réel n’était pas encore arrivé pour la réévaluation à la baisse du ratage de David Lynch.

« Après trois minutes de projection, trois minutes d’extase absolue devant une image épurée à l’extrême qu’on ne peut pas ne pas rapprocher de Carl Dreyer, le grand cinéaste danois des années trente, devant la beauté panthéiste des paysages qui l’apparente à Werner Herzog, on sait que Weir n’a fait aucune concession au systématisme du cinéma américain. » « Toujours aussi bien écrit, le texte, mais par contre je ne connais pas du tout Dreyer », devais-je me dire. En revanche, j’avais dû identifier cet autre nom Herzog comme celui de l’auteur de ce Nosferatu, fantôme de la nuit (1979) que j’avais peut-être déjà découvert, je ne sais plus. Seconde claque : ce jugement sévère sur le cinéma américain qui avait encore la première place dans ma petite cinéphilie en germe.

Il était question plus loin de « corruption des pouvoirs en place », d’« équilibre absolu entre le polar américain et les images pieuses », de « religion des origines, de la déperdition du sacré par la technologie et de la croissance frénétique de l’ambition humaine », autant de formules clés qui donnaient forcément envie d’aller plus loin dans la découverte du film, du cinéaste, voire du cinéma entier.

Bien sûr, je lus scrupuleusement l’entretien avec le cinéaste avec ses réponses développées et intelligentes, mais aussi le billet plus court consacré au film dans le cahier critique par un certain FAL, acronyme décidément mystérieux. Second texte se concluant par une formule nette et précise qui enfonçait le clou : « Construit entièrement sur la notion de respect d’autrui, ce film force le respect. »

Je courus donc voir le film et fus récompensé par le pari : Witness était effectivement un grand film construit en dehors des modes, à l’élégance esthétique et morale évidentes. Un film de maturité pour son auteur qui devenait facteur de maturité pour ses spectateurs à commencer par votre humble serviteur. Comme John Book, le spectateur était amené à une « retraite » méditative d’un genre particulier : le héros devait porter plus d’attention à des éléments simples pour bien s’intégrer dans les codes de la communauté amish où il devait maintenant se réfugier et le spectateur n’avait d’autre choix qu’épouser ce rythme, ce point de vue, ce retrait accueillant. Rien de languissant mais la découverte de la beauté des visages, des espaces préservés du tumulte, des gestes du travail, et même de la sensualité lors d’une scène bien plus troublante que bien des frasques jugées « osées » de l’époque.

Bravo Starfix et bravo Peter Weir en somme ! Et c’était un cheminement avec la revue comme avec le cinéaste qui démarrait avec ce numéro 27.

Pour la revue, ce serait bien long à développer ici. Pour ce qui est de ma perception du cinéaste, je pense qu’elle est restée à l’image de ma découverte de Witness : je le vois toujours à l’abri des modes, surprenant et tranquillement visionnaire comme l’avait si bien défini Nicolas Boukhrief. Il jouissait en 1985 d’une forme de reconnaissance publique et critique prometteuse, qui, hélas, ne se confirma pas avec le pourtant tout aussi réussi Mosquito Coast deux ans après : le public fut certainement pris à rebrousse poil, non seulement par la complexité d’un récit qui amenait Harrison Ford vers des zones d’ombre qu’il ne tenterait plus d’aborder par la suite, mais aussi par la volonté chez Weir de contrecarrer une lecture par trop rousseauiste de Witness. Échec cinglant.

Du triomphe absolu du Cercle des poètes disparus (1990) à l’échec public de son dernier film à ce jour, Les Chemins de la liberté (2011), Peter Weir a dessiné en treize films un parcours parmi les plus sereinement atypiques du cinéma mondial, passant sans prévenir du conte philosophique inépuisable The Truman Show (1998) à ce qui restera peut-être comme le plus beau film d’aventures maritimes de l’histoire du cinéma Master and Commander (2003).

« Weir ne dit pas, n’explique pas, il chuchote. Des contes d’ombres et de magie, d’ébats humains et de divinités aveugles. Des récits sur le sacré et la pureté, l’inconscience et le péché », annonçait toujours aussi justement l’ami Nicolas Boukhrief au début de son bel article. Il faudra que nous reparlions plus longuement de Peter Weir un de ces jours…

Jean-Jacques Manzanera

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