
Par FAL : Dans quarante ou cinquante ans, les historiens du cinéma se demanderont sans doute comment notre époque a pu être en même temps celle des making of à tire-larigot (y compris pour des films de série Z) et celle d’une spoilerophobie érigée en dogme. On pourra toujours avancer que c’est l’excès même d’information qui a entraîné chez certains le désir de ne pas savoir et de ne pas prévoir (personne, par exemple, n’a protesté contre le titre du dernier « Bond », Mourir peut attendre, outrageusement mensonger puisqu’il est totalement contredit par le dénouement de l’histoire), mais les choses sont sans doute un peu plus compliquées et il n’est pas exclu que la haine des spoilers soit à mettre en rapport avec le déclinisme ambiant et avec le fatalisme qui souvent l’accompagne.

Quoi qu’il en soit et n’en déplaise aux pourfendeurs de spoilers, il est des films pour lesquels il n’est pas mauvais de regarder préalablement les bonus si l’on veut éviter d’être quelque peu frustré ou déboussolé. Les 55 Jours de Pékin est de ceux-là : qui ne connaît pas en détail l’histoire de la Chine au début du XXe siècle ne peut que remercier Rimini de proposer pour cette kolossal machine une édition combo agrémentée d’un abondant apparat critique (livret et entretiens vidéo sur le film lui-même et sur les événements historiques qu’il prétend relater).
A priori, l’intrigue est relativement simple. En 1900, certains Chinois, ne supportant plus de voir leur pays contrôlé par neuf nations étrangères, décident d’attaquer les légations occidentales de Pékin. C’est ce qu’on appelle la révolte des Boxers (« Boxers » parce que la société secrète regroupant ces insurgés avait pour symbole un poing fermé). L’impératrice Cixi ne peut a priori que cautionner ce mouvement nationaliste et, de fait, elle ordonne aux troupes officielles de soutenir les Boxers, mais ceux-ci, non contents de résister aux étrangers, entendent aussi mettre fin à la dynastie Qing qu’elle représente. Le siège de Pékin se termina par une victoire des légations occidentales (et non par une victoire des Boxers), mais il n’en sonna pas moins le glas du régime impérial et l’avènement de la république (1).

Il y avait là matière à un beau scénario, mais ces 55 Jours laissent, pour reprendre une expression de Stéphane Chevalier – auteur du livret d’accompagnement –, « le goût amer d’un film inachevé ». Inachevé à maints égards, mais d’abord et avant tout parce que, à l’inverse de Cecil B. DeMille, qui pensait que les moindres détails d’un film devaient se régler dans son bureau, sur le papier, bien avant qu’on ne crie Moteur !, le producteur Samuel Bronston, grisé par le succès de son Cid en 1961, ne craignit pas d’entamer le tournage de ce nouveau spectacular sans disposer d’un véritable scénario. On imagine aisément les conséquences entraînées par le caractère half baked, comme disent les Anglais, autrement dit « à moitié cuit » de cette entreprise, la principale lacune étant que la révolte des Boxers n’est pratiquement jamais envisagée du point de vue des Boxers. Quant aux divergences qui ne manquaient pas d’apparaître chez les conseillers de l’impératrice, elles sont à peine évoquées – et de façon d’autant moins convaincante que ces Chinois parlent anglais entre eux (avec, qui pis est, un accent chinois). Ce genre de convention ne passe plus aujourd’hui.
Pour tout dire, le making of des 55 Jours de Pékin ressemble plutôt à un unmaking. Bronston voulait des décors en dur et la reconstitution de Pékin en Espagne était, d’après les témoignages d’experts, criante de vérité. Mais des décors en dur ne sont pas forcément ce qu’on peut imaginer de mieux pour la réalisation d’un film, et un grand chef opérateur italien repartit comme il était venu lorsqu’il découvrit qu’il disposerait d’une marge de manœuvre extrêmement réduite pour les mouvements de caméra. Ajoutons que, l’implantation chinoise étant assez peu nombreuse en Espagne, on dut aller recruter dans des restaurants chinois de toute l’Europe les figurants dont on avait besoin. Arrêtons là cette liste qui pourrait être dix fois plus longue en signalant que Nicholas Ray, réalisateur officiel du film, n’en réalisa en fait qu’une partie : des ennuis cardiaques l’obligèrent à interrompre sa tâche, et on préféra laisser à ses assistants le soin de continuer le tournage même après qu’il eut recouvré sa santé : seules, dit-on, l’intéressaient vraiment les « pauses » intimistes (en particulier les scènes avec une petite fille orpheline) entre les séquences de batailles et d’explosions. Assez significativement, il apparaît lui-même à l’écran dans le rôle d’un dignitaire américain cloué dans une chaise roulante et disant son refus de cautionner les décisions des légations occidentales.
D’où vient alors que, malgré tous ses défauts, Les 55 Jours de Pékin est un film qui ne manque pas de charme, sinon de souffle ? Eh bien, on pourra toujours s’amuser à repérer dans ce manteau d’Arlequin cosmopolite les apparitions assez fugaces de quelques figures européennes connues (le Français Philippe Leroy, l’Espagnol Fernando Sancho…), et l’on retrouvera Charlton Heston dans le rôle de Charlton Heston, David Niven dans le rôle de David Niven, et Ava Gardner dans le rôle de l’ombre d’Ava Gardner.

Mais cette Ava has been fait partie des éléments qui, paradoxalement, contribuent àdonner au film l’unité qui lui manque. Pour les raisons qu’on a indiquées, on ne saurait voir Les 55 Jours de Pékin comme un « film d’auteur » si on lui cherche un auteur en la personne du réalisateur, mais, comme on le signale judicieusement dans l’un des bonus, l’auteur ici n’est autre que le producteur Samuel Bronston. Cet homme, qui tenta de construire son propre empire cinématographique en dehors d’Hollywood, avait – peut-être du fait de son histoire personnelle très marquée par la guerre – une fascination pour la fin des empires (c’est lui qui produisit aussi La Chute de l’Empire romain d’Anthony Mann, autre film bancal et passionnant). Et c’est probablement cette fascination qui entraîna sa propre chute (2). Mise en abyme – et, plus concrètement, en abîme…Life imitates art.
Frédéric Albert Lévy
(1) L’ultime chapitre de l’histoire de cette dynastie est raconté dans le film de Bernardo Bertolucci Le Dernier Empereur.
(2) Il dut entre autres renoncer à produire Nightrunners of Bengal, un film sur la colonisation de l’Inde qui aurait dû être réalisé par Richard Fleischer.
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