
Par Claude Monnier : Vous l’avez peut-être remarqué : le nom de Spielberg est très discret sur les affiches promotionnelles de ce nouveau West Side Story. Cela marque-t-il la volonté du cinéaste de s’effacer derrière le classique de Broadway ? Il est certain en tout cas que Spielberg se met totalement « au service » de ce célèbre musical de 1957, musical qui ne l’a pas attendu pour être brillant. L’émotion qui nous étreint devant certains numéros (Maria, Tonight), la jubilation que l’on éprouve devant d’autres (America, I Feel Pretty), ne vient donc pas du génie seul de Spielberg, comme dans E.T. par exemple, mais bien de la symbiose totale, sidérante, entre les talents égaux de Sondheim, Bernstein, Spielberg, le chef op Janusz Kaminski, le chorégraphe Justin Peck et les jeunes interprètes qui se donnent à fond, véritablement éperdus. Mais au milieu de tout ce génie et de toute cette force de travail collective (force collective typiquement américaine, à faire pâlir les communistes, et qui pourrait donner des complexes à n’importe quelle nation s’essayant à faire du cinéma !), ne nions pas toutefois la part personnelle de Spielberg qui, outre son combat bien connu contre le racisme, retrouve ici pleinement l’euphorie (et les couleurs !) de la scène de bal de 1941, de l’ouverture d’Indy 2 et de la marche de réconciliation de Shug dans La Couleur pourpre. Qu’on se rassure donc, nulle trace de décadence : Spielberg, à 74 ans, est toujours au top !

Toute comparaison est odieuse, on le sait, mais le classique de Robert Wise et Jerome Robbins étant encore très présent dans les mémoires, nous y sommes un peu contraints. Ainsi, disons-le clairement : le film de 1961 était tendu comme un arc et, par sa perfection hiératique, voire « géométrique », traduisait de manière plus efficace que cette nouvelle version l’idée de trajectoire tragique. De fait, le film de Spielberg ne tient pas totalement la distance et s’affaisse un peu sur la fin, à cause, entre autres, de l’interprétation un peu inégale de Rita Moreno (Valentina) et Ansel Elgort (Tony). Mais il gagne néanmoins des points par sa plus grande vérité « ethnique » (de vrais Hispaniques pour jouer les Hispaniques) et sa plus grande véracité environnementale (délabrement quasi total du quartier). Surtout, la fluidité étourdissante de la mise en scène, avec ses mouvements de caméra semi circulaires et ses entrées de champ permanentes, fluidité à l’opposé de la raideur volontaire et « germanique » de Wise, traduit merveilleusement cette idée latine de sang qui bat fort, enfermé dans les veines, de sang bouillonnant, et qui jaillit soudainement. Ce cœur, cette chaleur et cette générosité rejoignent d’ailleurs pleinement le Roméo et Juliette de Shakespeare, à l’origine de tout.

Mais en réalité, pour rester dans le domaine du cinéma, le film de Spielberg est plus proche, dans sa sensibilité et son esthétique, de Outsiders et Rusty James de Coppola que du film de Wise : Outsiders pour le chromatisme flamboyant, avec lumières rasantes, éphémères ; Rusty James pour la sauvagerie des combats et l’expressionnisme effrayant des ombres. A l’instar des deux Coppola, West Side Story 2021 est surtout, et avant tout, un hommage vibrant à la jeunesse, au sacrifice de la jeunesse dans un monde corrompu fait par et pour les adultes (monde symbolisé ici par l’officier de police raciste). Hommage qu’on ne ressentait pas forcément dans la version de 1961, où les interprètes semblaient en quelque sorte plus matures, moins « naïfs ». Par ailleurs, l’image chez Spielberg est bien plus dorée, chatoyante, que chez Wise, ce qui, comme dans Outsiders, crée un oxymoron délibéré et poignant avec la misère environnante et la noirceur de l’intrigue.
Chez l’auteur du Soldat Ryan, l’aube et le crépuscule se rejoignent : dans ce pays de Cocagne qu’est l’Amérique, les minorités polonaises et portoricaines ont un sang neuf, mais c’est pour mieux le faire couler ; elles sont pleines de vie, mais c’est pour mieux la perdre.
Claude Monnier
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