
Par Claude Monnier : Comme West Side Story et Le Dernier duel, Nightmare Alley a été rejeté en bloc par le public américain. Dans les trois cas, les gens ont eu peur de s’ennuyer devant des œuvres en apparence old school. Espérons que le temps rendra justice à tous ces films. En attendant, devant tant d’intelligence et de virtuosité, le starfixien, lui, est à la fête !
Il faut reconnaître toutefois que Del Toro a tendu le bâton pour se faire battre. Jugez plutôt : un homme au passé trouble, Stanton Carlisle (Bradley Cooper), se fait engager comme manutentionnaire dans un Luna Park miteux. Il se lie d’amitié avec le « médium » de la troupe (David Strathairn), qui lui apprend les ficelles du métier. Stanton se montre doué et décide de voler de ses propres ailes. Aidé sur scène par la belle Molly (Rooney Mara), avec qui il a établi un langage codé pour duper les spectateurs, il finit par acquérir une grande réputation. Sa clientèle étant désormais composée des gens de la haute société, Stanton se met en tête de tirer grand profit de leur crédulité… à ses risques et périls.
Nightmare Alley est une synthèse méticuleuse de Freaks et du film noir, tout en décors lugubres et envoûtants. En dépit de sa réussite formelle évidente et de son excellent casting, on peut deviner ce qu’a rejeté le grand public : l’absence volontaire de magie, le cinéaste insistant fortement sur les combines de ces charlatans (ce qu’on appelle la « lecture à froid »). Et comme Del Toro le fait absolument sans humour, avec au contraire beaucoup de tristesse dans le regard (aussi bien pour les victimes consentantes que pour les manipulateurs désabusés), il ne faut pas s’étonner de l’échec commercial.
En quittant le domaine du fantastique qui lui est si cher, Del Toro tombe le masque : écrit avec sa compagne, Kim Morgan, Nightmare Alley est à l’évidence un autoportrait, l’histoire d’un couple dont le métier est l’illusion, et qui souffre du syndrome d’imposture à force de s’élever si facilement dans l’échelle sociale. Et cette fois, il n’y a plus le surnaturel, ni le romantisme amoureux, pour charmer l’audience et l’élever au-dessus de la noirceur. Certes, l’univers de Del Toro a toujours été sombre, et chacun de ses films évoque sa grande compassion pour les monstres cachés au fond de la cave, seuls dans les ténèbres, mais jamais il n’avait montré la peur du monstre, qui est au fond la peur du déclassement, avec autant de réalisme. Un réalisme méticuleux, presque grave, scrutant au plus près le jeu, la chair et les habits des protagonistes, qu’on soit dans un terrain vague, une cage de forain ou un palace de milliardaire évoquant un tombeau. La caméra de Del Toro nous plonge avec douceur et fluidité dans une Amérique de dépression (l’histoire commence en 1939), où règne un froid éternel. Une caméra aussi douce que la neige. Une neige qui ne fait que recouvrir la pourriture.
A notre époque de pandémie où beaucoup de personnes ont perdu leur emploi, ou ont peur de le perdre, la marginalité et la solitude montrées dans ce film mettent plus mal à l’aise que tous les films d’horreur.
Claude Monnier
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