
Par Claude Monnier : Comment faire un Maigret qui se démarque des autres, étant donné qu’il y en a eu des dizaines au cinéma et des centaines à la télévision ? Patrice Leconte a résolu cette question en prenant la voie de la stylisation, de l’intimisme troublant, presque du fantastique, c’est-à-dire la voie d’un de ses plus beaux films, déjà adapté de Simenon : Monsieur Hire, en 1989.

Dans Maigret, vous ne verrez pas de plans larges en images de synthèse sur le Paris des années cinquante. C’est le genre de plans académiques que Leconte fuit comme la peste. Pour des raisons à la fois budgétaires et thématiques, le cinéaste a fait au contraire le choix judicieux du resserrement : resserrement sur les lieux, resserrement sur les corps, resserrement sur les âmes. Loin de donner au film un aspect étriqué, cette stylisation stimule au contraire l’esprit du spectateur, qui comble les « trous » par son imagination : au niveau du décor, une petite cour grise suffit à nous faire comprendre la misère psychologique des habitants ; un petit coin de studio de cinéma suffit à nous faire comprendre la fausseté de Jeanine (Mélanie Bernier) ; quelques tombes, quelques arbres dans un cimetière suffisent à nous faire comprendre tout un pan de la vie intérieure de Maigret. Au niveau des corps, un gros plan sur une jeune femme en train de se faire (dés)habiller suffit à nous faire comprendre son instrumentalisation sexuelle par la bourgeoisie ; un plan moyen sur Maigret immobile dans son salon suffit à nous faire comprendre son malaise existentiel. Et au niveau des âmes, il suffit que Maigret regarde (je ne dis pas interroge, mais regarde) les témoins et les suspects patiemment, calmement, tristement, presque tendrement (très beau jeu de Depardieu), les écoutant comme s’il n’y avait qu’eux au monde, pour que ceux-ci se confessent. Aussi neutre et silencieux qu’un miroir, et presque à son corps défendant (lui-même se cherchant confusément à travers les autres, comme l’indiquait FAL dans sa présentation du film ; cf. article précédent), Maigret incarne la conscience enfouie (ou enfuie) des coupables. Tous le comprennent au plus profond et en sont presque reconnaissants. Les spectateurs également. Car Maigret est notre révélateur ; c’est là la clé de son succès.

C’est à cet art de « moins, c’est plus », tenu de bout en bout, sans relâchement, sans concession, qu’on reconnaît un maître. D’une part, ce resserrement constant renforce la sensation d’étouffement des protagonistes, y compris et surtout Maigret qui étouffe physiquement, par sa corpulence et ses problèmes de tension, et mentalement, par sa dépression. D’autre part, ce resserrement communique remarquablement au spectateur, par contraste, ce désir d’un ailleurs ressenti par les personnages. Désir qui ne sera jamais comblé, sauf à disparaître de ce monde, comme au plan final. C’est le fait d’être enfermé dans une boucle qui donne au film son aspect fantastique : il y a, pour les personnages, comme une condamnation à tout répéter, à venir hanter les mêmes endroits, en fantômes qu’ils sont : passer par un magasin louche de location de vêtements, passer par le grand escalier qui mène à la fête bourgeoise (vue subjective tremblante qui est aussi bien celle des jeunes femmes que celle de Maigret), passer par le petit appartement minable… Les jeunes femmes brunes se confondent, et toutes ne sont que la réincarnation de la fille défunte de Maigret, l’émanation de son désir de père.

Si la mère du principal suspect, jouée par Aurore Clément, est montrée comme possessive, Maigret lui-même n’échappe pas à cette volonté d’emprise presque vampirique sur les jeunes gens (voir comment il habille « en morte » Betty/Jade Labeste), au point de faire peur à une passante, une autre jeune femme brune, lorsqu’elle l’aperçoit, tel monsieur Hire, dans un coin sombre de la rue. M le maudit ?…
Claude Monnier
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