
Par Claude Monnier : La Ruse reprend le principe d’Imitation Game : comment l’esprit peut faire gagner une guerre autant que la force brute. En l’occurrence, le film retrace « l’Opération Chair à pâté » (c’est le titre original ; on reconnaît bien la malice anglaise), c’est-à-dire comment les agents des services secrets britanniques créèrent un leurre en 1943 pour faire croire aux Allemands que les Alliés allaient débarquer en Grèce et non en Sicile. Ce leurre, c’est le cadavre d’un « messager britannique », jeté non loin des côtes espagnoles (côtes surveillées par les nazis), portant sur lui des faux plans d’invasion. Pour ce faire, on prit le cadavre d’un SDF à la morgue et on lui créa de toutes pièces, avec force correspondance et photographies, une identité, une biographie… et même une romance ! Le film décrit les rapports complexes entre les quatre membres de ce petit groupe de « scénaristes », coincés dans un sous-sol des services secrets, avec pour ordre des producteurs… pardon de l’Etat-major, de « pondre une histoire crédible ». Ces cinq membres sont subtilement interprétés par Colin Firth (qu’on ne présente plus), Matthew Macfadyen (le shérif de Nottingham dans le Robin Hood de Scott), Kelly Macdonald (entre autres Transpotting et No Country for Old Men) et Penelope Wilton (actrice géniale, elle jouait notamment la Reine dans Le Bon Gros Géant). Les trois mousquetaires, c’est bien connu, étaient quatre : c’est pourquoi Johnny Flynn interprète le cinquième personnage de ce quatuor, en l’occurrence le jeune Ian Fleming qui apprend, dans ce petit local d’écrivains, que la frontière est mince entre mystification et mythification.
Le travail de cette petite troupe a passionné le metteur en scène John Madden, auteur du fameux Shakespeare in love ; il reprend d’ailleurs le principe de son film oscarisé: filmer au plus près la confusion du dramaturge, errant entre réalité et fiction. Car, en effet, nos « scénaristes » finissent par s’attacher véritablement à leur personnage imaginaire et par croire à son existence à force de lui donner un passé cohérent. Au point qu’ils sont véritablement émus en lisant l’une des « lettres d’amour » de la « fiancée » du jeune homme. Mais s’ils finissent par croire à leur fiction, c’est parce que cette fiction, comme toute bonne fiction, dit la vérité des êtres, elle les renvoie à la réalité de leur propre solitude, à la réalité des sacrifices de la guerre.
Madden n’est certainement pas un génie formel mais il excelle à cadrer subtilement sa troupe d’acteurs, afin que, derrière le dialogue pudique ou badin typiquement britannique, l’on aperçoive fugitivement, dans les regards, le doute, le désir, la jalousie, la peur. La peur de la solitude essentiellement. Ainsi, à force d’imaginer une romance, nos dramaturges ont des envies de romance. Certains membres s’en mordront les doigts.

On pourrait reprocher à Madden d’être trop sage dans sa mise en scène mais la sagesse n’est-elle pas un signe de recul, d’intelligence ? La profondeur du sujet de La Ruse (la force dévastatrice de la fiction) n’est jamais soulignée, nous la devinons justement par les non-dits entre les personnages, par leur pudeur qui les force à ne jamais se dévoiler et à toujours (se) jouer la comédie. Les dramaturges, on le sait, peuvent eux-mêmes être acteurs de leur propre pièce.
Savoir filmer les non-dits, laisser travailler l’esprit du spectateur, même après la représentation, voilà qui est sage, en effet.
Claude Monnier
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