
Par Claude Monnier : Angleterre, fin du XIXe siècle. Par amour pour un mauvais garçon (Ray Milland), une jeune veuve bien « comme il faut » (Ann Todd) tombe dans le crime, allant jusqu’à comploter contre son amie d’enfance (Geraldine Fitzgerald), empoisonnant l’époux de celle-ci, avocat haut placé. Adaptation d’un roman de Marjorie Bowen, s’inspirant lui-même d’un fait divers qui a défrayé la chronique en 1876 (l’empoisonnement d’un haut dignitaire britannique, dont on n’a jamais retrouvé le coupable), Une Ame perdue (So Evil My Love, 1948) suit à l’évidence le modèle de Rebecca d’Alfred Hitchcock et de Hantise de George Cukor : la jeune femme sous emprise, le Mal sous le luxe bourgeois. Lewis Allen n’ayant pas le génie de Hitchcock, le film est un peu tombé dans l’oubli, mais il ne faut pas le négliger pour autant, car il est plus impertinent qu’il n’y paraît.
D’une part, ce que nous montre du début à la fin cette production Paramount raffinée (très beau noir et blanc, au passage, du disque Rimini), c’est que derrière le luxe bourgeois et les apparences convenables, il y a l’ennui, la turpitude, la frustration sexuelle, la malhonnêteté, la volonté de domination, la méchanceté et le meurtre. Pour Hollywood la populaire, et pour le grand producteur Hal B. Wallis, d’origine pauvre, faire un portrait aussi corrosif de la haute bourgeoisie frise la lutte des classes !
D’autre part, sans avoir l’air d’y toucher, le film est clairement féministe en ce qu’il dresse un portrait à charge de tous les hommes du récit, montrés comme des oppresseurs. Dès la première scène, qui prend place sur un navire revenant de la Jamaïque, le désir de liberté de la jeune veuve est violemment réprimé : Lewis Allen filme la jeune femme seule sur le pont, le soir, respirant à pleins poumons les embruns, jouissant de la fraicheur du large, le visage trempé de gouttelettes… mais ce moment de liberté est soudain interrompu par l’irruption du capitaine qui lui rappelle ses « devoirs » : puisqu’elle est bien portante, elle doit s’occuper des autres passagers, atteints de malaria. Cette irruption de l’homme en costume sombre sera le leitmotiv du film : qu’il prenne l’apparence du mauvais garçon joué par Ray Milland, du mari autoritaire de sa meilleure amie, du détective privé ou du juge à la fin, c’est toujours l’homme-corbeau qui envahit le champ et couvre la femme de son aile noire. Lorsque la femme croit s’émanciper et même prendre le dessus (par exemple en sortant sans autorisation – quelle audace ! – ou en défiant et menaçant le mari autoritaire), la sinistre réalité revient à la charge.

Littéralement, l’homme devient ici pour la femme un surmoi. Au final, la jeune femme est doublement poursuivie : par ce surmoi et par sa conscience. En effet, véritable Caïn au féminin, la pécheresse n’arrive pas à fermer l’œil après son crime, d’autant plus que ce crime est « parfait » et que son amie naïve est accusée à sa place ! La dernière partie du film, où tous les murs, toutes les cloisons, y compris la nuit, se referment sur la criminelle, la montre pourtant redevenir héroïne. Pirouette hollywoodienne, pour sauver la morale ? Non : image amère de la seule libération possible.
Claude Monnier
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