
Par Claude Monnier : Ceux qui aiment Elvis Presley seront aux anges : tous les aspects de sa vie, de son ascension fulgurante à sa chute, sont montrés en détail, dans un tourbillon ébouriffant de musique, de figuration dantesque et de décors fiévreusement reconstitués (par exemple Beale Street, Mecque du Blues, à Memphis, ou l’hôtel International à Las Vegas). Et la réticence que l’on peut éprouver à voir le King joué par un jeune acteur qui ne lui ressemble pas s’envole immédiatement devant la performance habitée d’Austin Butler, qui donne ici un nouveau sens au mot « réincarnation ».

Ceux qui n’aiment pas Elvis Presley, et notamment la dernière période de sa carrière à Las Vegas, période on ne peut plus kitsch et « bouffie », pourront apprécier néanmoins la réalisation de Baz Lurhmann. Cela faisait longtemps, depuis exactement Nixon d’Oliver Stone en 1995 (autre film où l’acteur principal transcende sa non-ressemblance physique par l’intensité de son regard d’outre-tombe), que l’on n’avait pas vu une telle inventivité formelle, une telle folie dans le montage. On peut ne pas apprécier ce style baroque, d’une virtuosité affolante (mais toujours lisible), fait de milliers de plans qui s’entrechoquent, de travellings vertigineux, de cadrages penchés, de flashs en noir et blanc, de surimpressions, de voix multiples, de split-screen et de jeu sur les documents d’époque, mais force est de reconnaître que :
1 – Seul le cinéma peut nous offrir une telle maestria formelle (suivez mon regard…).
2 – Cela colle parfaitement au sujet.
Quel est ce sujet ? Ni plus ni moins que le choc brutal entre le vieux et le nouveau monde, ce choc provoquant un maelstrom dans les esprits. A sa manière, l’artiste Elvis annonce en effet le besoin bouillonnant de liberté, y compris de liberté sexuelle, chez les jeunes générations qui grandissent après la Seconde guerre mondiale : les cris de jouissance féminine, les envois de culottes sur la scène, et ce que cela implique dans la société américaine de l’époque, si puritaine, sont le gag à répétition du film ! Oui, à sa manière, Elvis est le premier coup de boutoir contre la société traditionnelle. Ce roc qu’on pensait inamovible, il le fissure et l’ébranle. Ce faisant, il ouvre la voie aux explosives sixties et à la prise de pouvoir des jeunes.
Pour mieux nous faire éprouver le choc entre la vieille et la nouvelle génération, Lurhmann a eu l’intelligence de nous mettre du début à la fin dans le point de vue d’un « vieux » qui est à la fois attiré et repoussé par cette jeunesse : le fameux colonel Parker, le découvreur d’Elvis et son homme d’affaires. Tom Hanks incarne avec une belle ambiguïté cet homme de l’ancienne génération : à l’origine bonimenteur de foire, soucieux de jeter de la poudre aux yeux au public pour mieux lui vider les poches, il s’empare littéralement du jeune Elvis, dont il est le premier à saisir le pouvoir d’attraction, en faisant de ce jeune garçon naïf sa poule aux œufs d’or et son prisonnier, comme on peut le voir dans le dernier tiers du récit, où le rockeur ne peut plus sortir de sa tour d’ivoire, l’hôtel International de Las Vegas. Tour aseptisée dans une ville stérile. Une autre idée de l’Enfer. Ou bien version réelle du Paradise de De Palma… Mais si Parker a piégé Elvis, il s’est aussi piégé lui-même. Le vieil homme est à la fois Méphistophélès et Pygmalion. Il est amoureux de sa créature et n’ose pas la toucher, se tenant toujours à distance, démon pathétique attiré par la lumière et se sachant condamné à ne jamais vraiment l’approcher, ni la comprendre.
C’est qu’avec Elvis, le patriarche a ouvert une brèche, qui, à terme, va conduire à la destruction du vieux monde dont il est lui-même issu : le rocker en effet ne symbolise pas seulement le début de la libération sexuelle, il annonce également ce qui constitue une plus grande peur encore pour la société traditionnelle – et notamment cette Amérique ségrégationniste des fifties : la mixité raciale. La particularité d’Elvis, et le film le montre superbement, c’est son amour pour le peuple noir, son amour pour le Gospel et le Blues, musiques de misère qui coulent dans ses veines depuis l’enfance et qui s’emparent de lui sur scène, le galvanisent, le démembrent comme une marionnette folle qui échappe à son créateur, et transforment son cri de révolte en chant d’espoir.
Claude Monnier
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