
Par Claude Monnier : La guerre des Boers, opposant Britanniques et Hollandais en Afrique du Sud à la fin du XIXe siècle, a été peu traitée au cinéma, sans doute en raison de sa complexité, de son ambivalence et de son horreur absolue : afin d’avoir la mainmise sur l’or et sur les diamants sud-africains, les Britanniques n’hésitèrent pas à mener une véritable politique d’extermination envers les Hollandais, allant jusqu’à créer des camps de concentration où des milliers de civils (femmes, enfants, vieillards) moururent de faim ou de maladie. Et la résistance militaire hollandaise, même si elle ne manquait pas de panache, était indéfendable puisque ces rebelles (les futurs Afrikaners) se battaient vaillamment… pour perpétuer leur société raciste et coloniale. Il va de soi que, dans toute cette histoire, les Africains n’avaient aucun droit au chapitre, beaucoup d’entre eux étant envoyés en camp de concentration pour « collaboration » avec les Hollandais !
C’est dans ce contexte terrible que prend place l’intrigue de Héros ou Salopards, inspirée d’un fait réel qui a défrayé la chronique : trois soldats australiens (au service de l’Angleterre) sont traduits en cour martiale pour crime de guerre : l’Etat-major les accuse d’avoir tué des prisonniers boers sans défense, y compris un pasteur allemand proche des rebelles. En condamnant leurs propres soldats, qui n’ont fait que suivre les ordres (« Pas de prisonniers » avait dit Lord Kitchener), les Britanniques entendent amadouer les autorités hollandaises, en vue de prochains pourparlers de paix qui amèneront au partage du « gâteau » sud-africain. Vous l’avez compris : comme dans Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, ce procès est une mascarade et les trois soldats, à qui on a donné un avocat inexpérimenté (mais qui se révèlera plus retors que prévu), sont condamnés d’avance.

Bruce Beresford a choisi de construire son film en flashbacks, à partir du témoignage des protagonistes, témoignages forcément partiaux, poussant le spectateur à s’interroger : ces soldats sont-ils, oui ou non, des salopards ? Mais bien vite, le procédé un peu « attendu » du huis clos énigmatique est dépassé par la puissance de la mise en scène : ce qui est montré en flashback tient à la fois du film de guerre et du western. D’ailleurs, dans toutes ces séquences de plein air, Beresford s’inspire grandement de la violence sèche et des cadrages saisissants de John Ford. Mais un John Ford qui n’aurait plus rien d’héroïque, un John Ford où le vide grandiose du paysage accuserait encore plus l’absurdité du comportement humain. Voir le meurtre du pasteur filmé de très loin, au milieu de nulle part, le tueur se diluant dans le paysage, la victime semblant s’écrouler toute seule, sous le coup d’un terrible destin. Dès lors, on comprend qu’avec ces flashbacks multiples, le but de Beresford n’est pas de créer un suspense artificiel mais de créer un malaise et un sentiment de fatalité dans l’esprit du spectateur, ce dernier se sentant aussi « coincé » que ces soldats en perdition.
Les trois accusés eux-mêmes ne savent plus s’ils ont bien ou mal agi. Le procès truqué qu’ils subissent n’est que la continuation policée, « civilisée », de la violence injuste et absurde qu’ils ont exercée sur le terrain. C’est le sens de cette imbrication, par le montage, entre les affrontements juridiques et les affrontements guerriers. Toutefois, par son humanisme et sa direction d’acteur subtile (tout le casting est parfait, notamment Jack Thomson en avocat intègre – il reçut d’ailleurs un prix d’interprétation à Cannes en 1980), Beresford transcende la brutalité et parvient à pénétrer le cœur de ces hommes troublés. La scène finale, à l’aube d’un nouveau jour, en devient sublime. En un instant, les lieutenants Harry « Breaker » Morant (Edward Woodward) et Peter Hancock (Bryan Brown) comprennent le gâchis de leur existence.

En tant qu’Australien, Beresford condamne en premier lieu le cynisme de l’impérialisme anglais mais le cinéaste, dans une interview toute récente effectuée pour cette édition Rimini, rappelle à juste titre que ce comportement horrible se reproduit en ce moment même en Ukraine.
Ou comment Héros ou Salopards, réquisitoire désespéré contre la guerre, est condamné, hélas, à ne pas vieillir.
Claude Monnier
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(Héros ou Salopards – Breaker Morant en V.O. – sera disponible en DVD/Blu-ray le 11 août)