Ennio de Giuseppe Tornatore, comme un torrent

Par Claude Monnier : « Après avoir écouté un morceau de Schoenberg ou de Webern, je me dis : « Très intéressant », mais après avoir écouté un morceau de Schubert, j’ai envie de pleurer. » (Alfred Newman, élève de Schoenberg)

Comment dépasser le simple documentaire télévisuel de type Arte et faire un grand film de cinéma ? Tel a été le défi de Giuseppe Tornatore lorsqu’il a décidé de rendre hommage à Ennio Morricone.

Tout d’abord, la première démarche de Tornatore a été de faire de ce documentaire un récit plein de tension, tension qui repose sur une idée forte, obsédante : la honte. Ennio, en effet, c’est essentiellement l’histoire d’un musicien qui a honte de sa musique. Et il a fallu toute une vie à ce musicien pour apprendre à ne plus avoir honte, pour réaliser qu’il pouvait être fier de son travail. Le spectateur se sent presque mal devant la sensibilité à fleur de peau de cet homme insatisfait, malgré l’amour des siens, malgré l’estime des gens, malgré sa discipline de fer. La honte a longtemps poursuivi Morricone. Honte de ses origines modestes lorsqu’il intégra le cours d’un professeur prestigieux, Goffredo Petrassi, entouré d’enfants de la bourgeoisie. Honte de son vieux père trompettiste lorsque le talent de ce dernier déclina, au point que le jeune Morricone, à ses débuts, composait des arrangements sans trompette… afin que son père ne lui demande pas un emploi. Honte face à son maître Petrassi lorsque tout jeune il s’engouffra dans le monde du music-hall et du cinéma : un musicien « sérieux », entendait-il fréquemment au Conservatoire de Rome, c’est-à-dire un compositeur de musique savante, ne doit pas « se prostituer » en faisant de la musique de film…

Dans Ennio, la tension naît donc de cet écart entre la vision honteuse que Morricone a (ou a pu avoir) de sa musique « populaire » et la vision du spectateur qui sait très bien que cette musique est magistrale. Et, évidemment, cet écart, ce déchirement entre honte et assurance, est aussi celui, intérieur, du grand compositeur de musique de film.

Quant à la forme du documentaire, ensuite. Outre un découpage savamment hitchcockien, composé de gros plans itératifs, obsessionnels, et d’angles multiples, cernant le « coupable » au plus près dans son cabinet secret, Tornatore a choisi, pour couper court aux propos hagiographiques « obligatoires » des nombreux intervenants, de noyer véritablement le spectateur dans un déluge d’extraits de films et de musique, extraits tous aussi fulgurants les uns que les autres. Ce déluge de beauté est évidemment là pour faire contraste (ou contrepoint, pour employer un vocabulaire musical) avec la mauvaise conscience de Morricone, et surtout avec la mauvaise opinion de ses amis du Conservatoire. Et devant ce torrent d’images et de sons prodigieux, devant cette symbiose absolue entre la musique, la mise en scène et l’interprète, le spectateur réalise enfin, s’il en était besoin, que le cinéma est l’opéra du XXe siècle. Ce que nous montre Tornatore est une évidence d’art, et, à ce titre, on peut éprouver une sorte de « syndrome de Stendhal » à certains moments du film : face à ces interprètes fabuleux, certains devenus fantômes depuis longtemps, et donc éternels, comme figés à jamais dans leur grâce, Gian Maria Volonté, Romy Schneider, Lino Ventura, Jean Gabin, Claudia Cardinale, Clint Eastwood, Robert De Niro…, face à ces spectres magnifiques bougeant en musique, on chavire, on tremble, on est aspiré par l’écran et on pleure.

Paradoxalement, l’extrait, coupé du contexte, permet de mieux voir, c’est-à-dire de mieux comprendre. En un court extrait du Bon, la Brute et le Truand (Tuco courant dans le cimetière, à la recherche du trésor), nous comprenons que jamais, dans toute l’histoire du cinéma, un comédien n’a aussi bien joué sa scène qu’Eli Wallach. Mieux : grâce à la musique lyrique, extatique, de Morricone, ce comédien de génie devient soudain la plus terrible incarnation de l’avidité humaine et du fol espoir.

Tornatore a compris la force du morceau (encore plus sur grand écran – il faut d’ailleurs voir ce film sur grand écran et se noyer dans la grâce de Lino Ventura, dans celle de Claudia Cardinale ou dans celle, toute formelle, de Sergio Leone). Et le morceau, en tant que bloc isolé, détaché du reste, comme une sculpture ou une peinture est détachée de la nature, reflète encore mieux toute la beauté et toute l’étrangeté de l’espèce humaine. Le morceau, c’est l’essence de l’art.

Claude Monnier

(Le propos en exergue est rapporté par Jerry Goldsmith, disciple d’Alfred Newman, dans le livret de l’album Frontiers, Varese Sarabande, 1997) 

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