Starfix: le cinéma, tout le cinéma, rien que le cinéma…

Par Jean-Jacques Manzanera : Comme nous y invite Claude Monnier dans son texte récent « Le grand mépris », « En janvier 2023, Starfix aura quarante ans. Il est donc temps de réfléchir à son apport profond dans l’histoire de la critique, notamment en ce qui concerne la politique des auteurs. » Si le parallèle effectué avec les Cahiers peut avoir parfois quelque pertinence, il est certainement judicieux de tenter de considérer en soi l’absolue singularité de cette entreprise qui a suscité tant de vocations cinéphiles et créatives en demeurant pourtant relativement méconnue hors du large cercle des initiés, y compris dans les ouvrages qui s’efforcent de tracer un inventaire de l’exercice critique, parmi lesquels le collectif La Critique de cinéma en France dirigé par Michel Ciment et Jacques Zimmer (Ramsay 1997) qui n’oublie pourtant pas de citer maintes revues spécialisées et laisse même une place à des revues comme Studio ou Première qui, contrairement à notre revue préférée, n’ont pas eu de lignes éditoriales très fortes.

Starfix a d’abord la vertu première d’avoir été pensé et conçu par de jeunes cinéphiles qui se moquaient totalement des doxas et entendaient conserver l’énergie du phénomène fanzine dans une belle revue sur papier glacé soigneusement maquettée dans l’esprit du temps, à savoir le début des années quatre-vingt. Détail pour le lecteur de 2022 ? La couleur n’était pas une denrée si commune alors : les Cahiers du cinéma qui se remettaient peu à peu de la période Cahiers rouges se permettaient une couverture et quelques photos couleurs, Positif demeurait en noir et blanc, pour ne prendre que les deux revues « historiques ».

Les créateurs de Starfix voulaient concevoir une revue pleinement ancrée dans son époque, qui sache susciter le désir, d’abord par des photogrammes attirants qui, dès la couverture, annonçaient non pas la couleur, mais les couleurs : le cristal mauve sur fond vert bouteille de Dark Crystal dès le numéro 1, le photogramme rougeoyant tiré du sketch de Joe Dante extrait de La Quatrième Dimension pour le numéro 12, Melanie Griffith en plein strip-tease sur fond bleu pour New York deux heures du matin d’Abel Ferrara en couverture du numéro 18, pour ne citer que ces trois exemples. Trois choix colorimétriques pour trois films pour le moins singuliers : un film de fantasy à nul autre pareil dans sa conception, un film fantastique à sketches produit par Steven Spielberg, un polar underground d’un jeune auteur qui signait là son troisième long.

Nous avons choisi à dessein trois couvertures qui ne misaient pas sur une valeur « actorale » plus ou moins sûre, comme cela allait être majoritairement le cas par la suite (Christophe Lambert, Stallone, Mickey Rourke, Al Pacino, Schwarzenegger entre autres ont pu avoir cet honneur), car nous  voyons là, déjà clairement énoncé, l’objectif officiellement annoncé à partir du numéro 45 : « le mensuel du cinéma d’aujourd’hui », programme bien plus vaste que la mention du numéro 2 arborant l’affiche de Rambo/First Blood de Ted Kotcheff : « magazine cinéma vidéo de l’aventure, du fantastique et de la science fiction ». Nous voyons là trois preuves d’une cinéphilie éclectique qui passe d’abord par le plaisir de la pure découverte face à des propositions de cinéma singulières, et ce sans chercher à prendre la pose du prospecteur, car comme l’a très bien dit Nicolas Boukhrief dans un entretien accordé au site Chaos Reign : « Starfix est devenu culte en dépit de nos nombreuses erreurs. Il y a un nombre de conneries considérables que l’on n’avait pas peur d’écrire. (…) On a plus souvent dit des films mauvais qu’ils étaient bons – parce qu’on était victimes de la mode – que des bons films étaient mauvais. » (1) Et dans un autre entretien, cette fois collectif, pour le même site, François Cognard précise : « C’était le prolongement naturel d’une absence d’histoire officielle du cinéma chez la plupart d’entre nous. Il n’y avait pas de Faut pas toucher à ça, c’est du cinéma pas propre ou Ce n’est pas du cinéma, ça. »(2)

Doug Headline, FAL, Christophe Gans, François Cognard, Paola Boileau, Hélène Merrick, Christophe Lemaire, Nicolas Boukhrief,
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À l’heure où maints exégètes du cinéma dit de genre prennent des postures d’un sérieux extrême, il est régénérant de comprendre que Starfix bénéficiait d’abord d’une absolue absence de prétention qui n’a strictement rien à voir avec les célébrations et anathèmes édictés par les Cahiers du cinéma des années cinquante-soixante. Ce constat bien sûr ne vise pas à rejeter l’apport de cette revue historique, mais à en nuancer la parenté avec Starfix, qui me semble avoir poussé sur un autre terreau. Quand Starfix opposait un choix à un autre, s’agaçait face au ronronnement du cinéma hexagonal, descendait en flammes un produit familial signé Francis Veber ou Henri Verneuil, ce n’avait jamais l’allure d’un manifeste tel qu’en signa François Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français » en tête, mais plutôt celle d’une discussion à bâtons rompus qu’on devinait largement initiée lors de débats entre rédacteurs passionnés. Il y avait dans ces pages la rencontre savante entre la spontanéité de la discussion cinéphile avec ses marques d’oralité et la rigueur argumentative propre à l’écrit critique.

Comme bon nombre de cinéphiles, j’ai lu les deux revues conjointement : pour Starfix, ce fut à partir du printemps 1985 ; les Cahiers attendirent l’automne de la même année via une forme de passion compulsive envers L’Année du dragon de Michael Cimino, qui m’amena à acheter toute revue qui en parlait de manière substantielle.

La force de Starfix tenait à ce que la revue nous prenait là où nous étions, fans de cinéma de genre, pour nous apprendre que derrière Blade Runner, Mad Max 2, E.T. ou Scanners il y avait des cinéastes susceptibles de rejoindre les grands noms de l’histoire du cinéma que nous découvrions lors des créneaux cinéphiles du Ciné-club de Claude-Jean Philippe ou du Cinéma de minuit de Patrick Brion. Comme le dit justement Claude Monnier, la jeune génération des Cahiers du cinéma (post-Daney, donc dirigés par Serge Toubiana avec des rédacteurs comme Olivier Assayas, Michel Chion, Pascal Bonitzer ou Thierry Jousse) avait admis progressivement des auteurs tels que Scorsese, Coppola, Cimino ou Kubrick après une décennie Cahiers rouges particulièrement éloignée de toute idée de plaisir du cinéma, mais on sentait que la mue était prudente et que la rédaction y regardait à deux fois avant de leur conférer un statut analogue à celui de Godard, Rivette, Straub/Huillet – autrement dit aux vieux compagnons de route de l’histoire des Cahiers.

Un Christophe Lemaire très heureux aux côtés de Nicolas Boukhrief, Mathieu Kassovitz et François Cognard au festival de Gérardmer

Starfix jouait dans une autre cour, car sa jeune rédaction était tout acquise à la célébration d’auteurs, pour l’essentiel américains, absolument ignorés par les Cahiers et par conséquent elle n’avait pas à se plier à quelque exercice douloureux d’aggiornamento : Apocalypse Now par exemple fut pour ces jeunes cinéphiles un événement-clé tandis que les Cahiers avaient besoin de s’autoriser à nouveau à aimer un film pour ses ambitions cinématographiques sans le fatras politique qui avait pollué la revue des années durant. Je vois là l’une des raisons de la longueur d’avance de Starfix sur des revues vénérables : la génération du Nouvel Hollywood étant déjà adoptée comme importante, il était plus naturel de réussir à déceler les singularités de la génération suivante, que ce soit dans le continuum (l’Anglais Hugh Hudson, l’Australien Peter Weir) ou dans la rupture (Sam Raimi à l’évidence proposait un langage neuf, tout comme Cronenberg).

Autre atout spécifique de Starfix : son mélange des tons qui nous faisait passer sans prévenir de l’analyse séquentielle pointue, accompagnée de photogrammes d’un Hitchcock ou d’un Friedkin (soit dit en passant, idée géniale que les Cahiers allaient « emprunter » à Starfix vers la fin des années quatre-vingt) à la pataphysique stratosphérique incarnée notamment par Christophe Lemaire via son double Robert Paimbœuf, de la découverte emballée et lyrique du nouveau Ridley Scott dans un article mémorable de Christophe Gans vers le récit tout aussi emballé du tournage des nouveaux opus de Jean-Jacques Beineix ou Andrzej Zulawski par Nicolas Boukhrief, d’un papier mesuré, argumenté et rationnel de FAL vers l’érudition assez vertigineuse en matière de cinéma bis de François Cognard. Ce qui frappait dans la revue était cette impression d’une auberge espagnole, assez désordonnée en apparence mais en réalité totalement organique dans ses contrastes.

Starfix ne s’est pas contenté de choisir quelques auteurs d’élection à la manière des Cahiers mais entendait définir un rapport résolument « impur » au cinéma, si on tient à reprendre pompeusement une vieille lune critique définie par André Bazin et déclinée à l’infini depuis : on entend par là l’idée que rien de ce qui était cinématographique ne pouvait être étranger à Starfix, qui savourait avec gourmandise les possibles technologiques de conception (rôle des SFX, amplification des mouvements de caméra à la louma, apports plastiques de la publicité et du clip, etc.) ou de diffusion (la révolution de la vidéo). En somme, cette revue formidable nous apprenait un élément essentiel : le cinéma pouvait être aimé de manière décomplexée dans toute sa diversité, ce qui ne signifie pas bien évidemment que tout se vaut – cf. tableaux des étoiles critiques souvent éloquent –, mais que tout pas de côté – à côté de la doxa – peut valoir le coup d’être tenté.

Pour en revenir à la notion de « politique des auteurs », il semblerait que Starfix ait inventé sa propre méthode de manière empirique selon les principes suivants :

■ la notion de cinéma de genre est bien sûr au centre des préoccupations de la revue tout en excédant le corpus fantastique/SF/horreur qui caractérisait la ligne éditoriale de Mad Movies et de L’Écran fantastique. D’où la possibilité de mettre en valeur les polars de Brian De Palma, les premiers exploits guerriers de John Rambo ou encore les récits visionnaires de Peter Weir. L’appartenance au genre n’étant pas, bien évidemment, la raison suffisante des honneurs de la revue puisque des produits insipides tels que les néopolars français La Balance ou L’Addition étaient conspués ; idem pour les suites ad nauseam d’Halloween ou la série des Vendredi 13. Accueilli chaleureusement pour son délirant Re-Animator d’après Lovecraft, Stuart Gordon est littéralement lynché quand il commet Aux portes de l’au-delà un an après, même si ce film a eu l’honneur de la couverture pour le festival d’Avoriaz 1987. L’un des exemples les plus marquants de refus de « complaisance générique » demeure l’accueil réservé au Dune de David Lynch qui avait a priori tout pour plaire : un auteur inclassable à l’écriture pleinement personnelle, un grand roman de SF réputé inadaptable, une vision adulte du space opera quelques années après la première trilogie Star Wars n’auront pas suffi à empêcher Starfix et plus précisément Christophe Gans (3) de souligner les défauts d’un film attendu comme le Messie par l’ensemble de la presse française.

■ la politique des auteurs selon Starfix accueille en son sein des styles et signatures de tous les temps, de tous les styles, accomplissant l’exploit de permettre au lecteur d’aimer dans un même mouvement les derniers films de maîtres apparus dès les années quarante, tels que John Huston (L’Honneur des Prizzi, The Dead) ou Kurosawa (Ran) et les premiers opus de jeunes chiens fous nommés Sam Raimi (Evil Dead), Joel et Ethan Coen (Sang pour sang) ou Paul Verhoeven (Le Quatrième Homme, La Chair et le Sang). Prôner le « cinéma d’aujourd’hui » ne consiste pas simplement à défendre les modernes contre les anciens mais au contraire à faire la jonction entre tout ce qui compte et continue à faire vivre le cinéma. Frédéric Albert Lévy dans le post- scriptum du texte de Claude Monnier pose un élément à mon sens important pour comprendre ce qu’était la cinéphilie starfixienne : « Même si un malentendu a longtemps existé et existe encore – disons qu’il a pu être dans une certaine mesure entretenu par les Starfixiens eux-mêmes – Starfix n’a jamais été une revue de cinéma contre. C’était en fait la partie émergée d’un iceberg dont la partie immergée était une connaissance réelle et, chez certains, impressionnante du cinéma et de la littérature classiques. ».

■ Nicolas Boukhrief évoquait plus haut de « nombreuses erreurs », mais le concept doit être défini plus avant. Certaines « erreurs » étaient aisées à comprendre compte tenu de l’enthousiasme juvénile des rédacteurs : ainsi Nicolas Boukhrief pouvait vivre des moments inoubliables lors du tournage de La Lune dans le caniveau et pousser ses amis à accorder un espace excessif à un film qui allait rencontrer l’incompréhension de nombreux critiques, y compris parmi ses camarades ; compréhensible aussi, l’excitation de Christophe Gans devant les storyboards très prometteurs de Highlander, film évidemment surestimé et par le public et par la rédaction. Certes, Russell Mulcahy, Robert Harmon, John Hugues, Kevin Reynolds ont plutôt mal tourné dès le début des années quatre-vingt-dix, mais Razorback, Hitcher, Breakfast Club ou La Bête de guerre demeurent de vraies belles réussites sur lesquelles il était plus logique de parier que de passer. Et commettre des erreurs est le propre du critique, que ce soit par action ou par omission. Le plus grand problème d’une revue serait de ne jamais prendre le risque de se tromper.

■ La politique des auteurs selon Truffaut avait une fâcheuse tendance à cliver les cinéastes selon un schéma binaire censé appuyer la défense d’un cinéaste sur le dénigrement d’un autre : ainsi Huston défendu par Positif devait forcément être descendu comparativement à Hawks et Hitchcock, même s’il réussissait Asphalt Jungle qui avait tout pour plaire aux Cahiers ; ainsi Rossellini monopolisait toute l’attention en matière de cinéma italien quitte à oublier Vittorio De Sica ou Federico Fellini ; ainsi face à Hitchcock le cinéma anglais n’existait tout simplement pas (ce fut là l’une des pires absurdités éhontées proférées par Truffaut), ce qui laissait dans l’ombre un génie tel que Michael Powell. Et le corollaire de cet angle d’attaque consistait à approuver tout ce que produisait un cinéaste élu, quitte à se contorsionner pour trouver des qualités dans un opus particulièrement faible : il faudrait relire les pages énamourées consacrées à des ratages tels que L’Étau d’Hitchcock, Elena et les hommes ou Le Déjeuner sur l’herbe de Renoir, Rio Lobo de Hawks et sa reprise asthmatique des schèmes de Rio Bravo. Starfix n’a pas vraiment mangé de ce pain-là si on songe à la déception avouée face à Mad Max au-delà du dôme du tonnerre qui fit pourtant la couverture, à celle qu’occasionnèrent d’autres suites comme Massacre à la tronçonneuse 2, à la recension de certains Milius, Walter Hill, Wes Craven pourtant sacrés auteurs starfixiens. Il est intéressant qu’une revue ait su voir à temps la force de certaines propositions sans pour autant signer par avance pour la suite : cette revue nous apprenait avant tout à juger sur pièces, loin de toute lecture préfabriquée. Cela éviterait à maints critiques de célébrer les échecs contemporains d’auteurs qu’ils tardèrent beaucoup trop à vraiment regarder : il était judicieux de célébrer le génie visionnaire de David Cronenberg quand il nous offrait Videodrome, Dead Zone ou La Mouche, et non de tenter d’en trouver des traces inexistantes dans les pénibles Map to the Stars ou Crimes du futur. De même, est-il heureux de faire croire à Paul Verhoeven qu’il n’a jamais été aussi sulfureux que depuis son arrivée en France pour les pathétiques Elle et Benedetta lorsqu’on a traité dans des notules aussi courtes qu’assassines La Chair et le Sang ou Robocop ? Starfix fort heureusement n’aura pas eu le temps de se laisser tenter par ce type de résistance de la 25e heure si chère aux Cahiers du Cinéma – résistance pour le moins faisandée et inhérente à une politique des auteurs mal digérée.

En matière d’anniversaire, je pense qu’il convient de se méfier de la nostalgie qui pourrait aisément conférer à Starfix une omniscience que ses talentueux rédacteurs ne possédaient fort heureusement pas. Cela dit, on n’en finira pas de lire et relire des textes où éclatait la joie d’être cinéphile entre 1983 et 1990, loin des perspectives mortifères qui ne cessent depuis d’annoncer la mort du cinéma dans la foulée de Daney, Godard et de quelques autres (4).

Célébrer Starfix consiste à mon sens à penser le cinéma comme vivant, divers, surprenant et en constante mue. À aimer le cinéma d’hier et celui d’aujourd’hui dans un même élan heureux.

Jean-Jacques Manzanera

1) In site Chaos Reign, entretien 13 novembre 2018.

2) In site Chaos Reign, entretien 28 août 2016.

3) Christophe Gans est un passionné absolu du cycle de Frank Herbert et sa déception d’alors était à la hauteur de ses immenses attentes. Il a depuis révisé sa perception du film de David Lynch, en reconnaît les qualités et a même su y déceler des apports fructueux qui ont pu aider Denis Villeneuve à créer sa propre lecture . Notons que Christophe Gans est à juste titre un défenseur passionné et passionnant du film de Denis Villeneuve.

4) dernier en date, Antoine de Baecque a livré un second volume de sa somme L’Histoire-Cinéma intitulé Le cinéma est mort – Vive le cinéma en juin 2021, soit le mois où rouvraient les salles après un temps de fermeture historique. Il y a chez certains rédacteurs ou ex-rédacteurs des Cahiers une propension au masochisme qui me surprendra toujours…

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