
Par Claude Monnier : Avec le recul de soixante ans et à l’aune du dernier film, Mourir peut attendre, dans lequel la ville de Matera a une si grande importance, on voit bien que la saga James Bond est avant tout une affaire de famille, qui plus est une famille italo-américaine, les Broccoli père et fille, Albert Romolo et Barbara. Une famille italo-américaine ? Autant dire une famille italienne tout court, tant l’atavisme ancestral, comme chez les Coppola (ou les Corleone), est plus fort que tout. Ainsi, malgré le créateur so british Ian Fleming, malgré les capitaux et les équipes techniques anglo-saxonnes, malgré le coproducteur originel, le Canadien Harry Saltzman, qui abandonna d’ailleurs le bébé en 1974, malgré toute cette influence britannique, James Bond a quelque chose de profondément italien.
Au-delà du rôle important des réalisateurs, qui ont chacun leur touche personnelle et leurs marottes (Terence Young, Guy Hamilton, Lewis Gilbert, Sam Mendes…), et que nous avons longuement analysé en d’autres pages, s’il y a un vrai auteur de la saga James Bond, c’est Albert R. Broccoli, de 1962 à 1995, et Barbara Broccoli, de 1995 à nos jours. Les Broccoli sont tout simplement l’équivalent des showrunners des séries télé (par exemple J.J. Abrams sur Alias ou Joss Whedon sur Buffy), dont on sait qu’ils supervisent tout. Or, il se trouve que ces showrunners, père et fille, sont d’origine italienne. Et, sans doute involontairement (puisqu’ils sont Américains d’adoption et fiers de l’être), les Broccoli ont irrigué toute la saga de leur sang italien.
Ainsi, placé dans le contexte des années soixante et soixante-dix, Sean Connery ressemble comme un frère à Vittorio Gassman, par son machisme outré de « sorpasso » gominé, que parodiera plus tard Jean Dujardin : la petite tape sur les fesses de la figurante, au début de Goldfinger, les multiples harcèlements sexuels sur les seconds rôles féminins (par exemple l’infirmière d’Opération Tonnerre), ou les remarques phallocrates sur Jill St John dans Les Diamants sont éternels… tout cela ne dépareillerait chez les machos risibles de Dino Risi ! C’est que Broccoli, comme son confrère italien, surfe sur l’air du temps : dans une société de consommation décomplexée, qui n’en est qu’à ses débuts, il laisse libre cours à un machisme à la fois réel et amusé, presque au second degré. Mais s’il y a du Risi chez Albert(o) Romolo, il y a aussi, et énormément, de Fellini : figurez-vous que Broccoli rêve la nuit. Et figurez-vous que, comme l’auteur de La Cité des femmes, Broccoli exige que ses rêves nocturnes deviennent réalité, dans sa Cinecitta que constituent les studios anglais de Pinewood. Ainsi, pendant la préparation d’On ne vit que deux fois, maestro Broccoli rêve d’une base gigantesque à l’intérieur d’un volcan. A vos ordres, maestro, ce sera fait. Pendant la préparation des Diamants sont éternels, il rêve d’un Blofeld caché tout en haut d’un building ultramoderne de Las Vegas, comme son ami et mentor Howard Hughes (Broccoli fut son assistant dans les années quarante). Bien, maestro. En récompense, et pour fêter cette folle créativité, papa Broccoli prend l’habitude de faire les spaghettis pour toute l’équipe sur les plateaux de tournage.
Juste retour des choses, Fellini lui-même déclare son admiration pour les Bond. Un rêveur en reconnaît un autre. Injuste retour des choses, l’Italie entière admire trop James Bond et ne se prive pas, comme le signale FAL dans son ouvrage Bond, l’espion qu’on aimait, de lancer sur l’Europe une vague ringarde de « jamesbonderies ».
Lendemain de fête, gueule de bois, Albert R. Broccoli recherche la sobriété avec Au service secret de Sa Majesté (1969), mais on ne se refait pas : dans ce film en partie méditerranéen, le beau-père de Bond/Lazenby a tout le charme chaleureux de l’Italie, en la personne de Gabriele Ferzetti. Une bonne partie de l’intrigue prend place au Portugal mais c’est comme si le Portugal perdait la vedette face à l’italianité de ce superbe acteur…
Au service secret de Sa Majesté n’est qu’une parenthèse. En prenant de l’âge, Broccoli préfère ne pas renouveler le ton trop sérieux de ce film, hérité des romans de Fleming, et va de plus en plus souvent vers l’autodérision. Il profite de la personnalité légère de Roger Moore pour séduire le public enfantin et n’hésite pas à tomber dans la farce. Pour un Italien, qu’est-ce que la farce, si ce n’est la Commedia dell’arte ? Et le James Bond de Moore d’accumuler facéties, masques et pantalonnades : Moore cabotinant en costume kitsch, du type Liberace, pour séduire Solitaire dans Vivre et laisser mourir, Moore en combinaison jaune canari ouvrant en toute discrétion son parachute Union Jack dans L’Espion qui m’aimait, Moore en gorille ou en clown faisant rire les enfants dans Octopussy… jusqu’au Moore de Venise qui, dans Moonraker, fait de l’hovercraft bariolé sur la place Saint-Marc ! Dans ces films, Don Roger joue souvent les Don Giovanni, accumulant pathologiquement les conquêtes à chaque bobine, comme un automate (le Casanova de Fellini n’est pas loin), mais il n’a pas peur, on le voit, de jouer aussi les Sganarelle…
Sous l’influence du beau-fils anglo-saxon de Broccoli, le très sérieux Michael G. Wilson, la courte période Dalton abandonne l’influence italienne et revient au sérieux flemingien – ce pour quoi elle fut brève. La période Brosnan, quant à elle, abandonne le beau savoir-faire « artisanal », coloré, à l’italienne, des Connery-Moore, et va vers le high-tech américain – ce pour quoi elle fut froide. Peu à peu, l’héritière Barbara prend ses marques de Prima Donna et donne sa pleine mesure créatrice avec la période Craig : le sérieux de Craig vient certes de Fleming, mais ce sérieux est transfiguré par une atmosphère de tragédie italienne à la Borgia : c’est la consanguinité de Bond avec SPECTRE ; c’est la mamma M qu’on prend dans ses mains ensanglantées, en pleurant. Sous l’ère Craig, qu’on vienne d’Ecosse ou d’Europe centrale, le tropisme italien de Barbara Broccoli vers la terre de ses ancêtres est plus fort, plus fantomatique que jamais : lac de Côme faussement paisible (fin de Casino Royale), Sienne dédaléenne (début de Quantum de Solace), Rome impériale (007 SPECTRE) ou Matera sépulcrale (Mourir peut attendre).
Et c’est dans cette ville-tombeau incrustée dans la roche, à la toute fin du dernier Bond, que cette histoire de famille devient ouvertement une histoire de femme, la petite fille de Bond devenant l’héritière du père, sous l’œil bienveillant de la mère. Autoportrait à peine voilé de Barbara jurant de perpétuer l’héritage de Bond sur la tombe de son père, en 1996. Tant il est vrai que père et patrie ne font qu’un.
Claude Monnier
Suivez toute l’actualité de STARFIX
STARFIX est une marque déposée par STARFIX PRODUCTIONS