
Par FAL : On ne va pas s’amuser ici à disserter longuement sur la phrase d’Ernest Renan « La vraie admiration est historique », que Renan expliquait lui-même en disant que nul plus que lui n’admirait Bossuet, mais que Bossuet devait être lu comme un auteur du XVIIe siècle – écrite au XIXe, son œuvre n’aurait intéressé personne. Si l’on veut transposer la question dans le domaine qui nous intéresse ici, à savoir celui du cinéma, on pourra évoquer les trucages de Méliès : ils nous réjouissent et nous émerveillent encore parce que nous savons que ce sont ceux d’un pionnier qui dut, étant donné les moyens dont il disposait (1), déployer des trésors d’ingéniosité pour les réaliser, mais quiconque produirait aujourd’hui, en ces temps de CGI, des trucages aussi grossiers passerait pour le dernier des ringards.
De la même manière, quand nous voyons aujourd’hui le film de Stanley Kramer La Chaîne – mais cette fois-ci il s’agit du sujet même, et non de la forme –, il est bon d’avoir en tête au moins trois dates. Celle du film lui-même : 1958. Celle d’Autant en emporte le vent : 1939, parce qu’il ne faut jamais oublier que Hattie McDaniel, qui obtint pour son interprétation dans ce film l’Oscar du meilleur second rôle, dut s’asseoir à une table séparée lors du dîner qui suivit la cérémonie. Pourquoi ? Parce qu’elle était noire. (Elle ne put non plus être enterrée, comme elle le souhaitait, dans le cimetière d’Hollywood, puisque c’était un cimetière réservé aux Blancs.) La troisième date est 1964, année de l’abolition officielle de la ségrégation aux États-Unis.
Tout cela pour dire que ceux qui, en 1958, lançaient un défi, les Defiant Ones – puisque tel est le titre original de La Chaîne –, ce n’étaient pas seulement les deux héros de l’histoire, évadés en cavale, mais avant eux le producteur et réalisateur Stanley Kramer, le scénariste Harold Jacob Smith, et Tony Curtis, qui interprète l’un des deux protagonistes et qui exigea que son partenaire, Sidney Poitier, occupe au générique et sur l’affiche une place équivalente à la sienne. En ce temps-là, Hollywood ne comptait pas parmi ses stars des Eddie Murphy, des Will Smith, des Forest Whitaker ou des Denzel Washington…
L’intrigue de The Defiant Ones – si tant est qu’on puisse parler d’intrigue – est donc assez simple. À la suite d’un accident de la route, deux repris de justice parviennent à s’enfuir du fourgon cellulaire qui les transportait, mais c’est là, d’une certaine manière, que leurs ennuis commencent : non seulement ils se haïssent, mais en plus ils sont enchaînés l’un à l’autre (d’où le titre français), effet de la « fantaisie » d’un gardien de prison, puisque l’usage, sinon la loi, veut qu’on évite de mélanger les couleurs.
Autant le dire tout suite : ils seront repris à la fin. Mais l’essentiel du film n’est pas là. L’essentiel est dans l’espèce de double road movie que le montage en parallèle nous invite à suivre : d’un côté, la fuite des deux hommes ; de l’autre, la progression de la brigade qui les traque. Construction à la vérité plus antiparallèle que parallèle. Des dissensions s’introduisent peu à peu à l’intérieur de la brigade, entre rednecks fanatiques partisans d’une justice expéditive et individus plus modérés. À l’inverse, les deux évadés qui ne pouvaient pas se sentir voient naître peu à peu entre eux, malgré eux, une complicité qui fait qu’une chaîne spirituelle continue de les « lier » même quand ils parviennent à se débarrasser de leur chaîne matérielle. Les aide en cela l’absurdité bien-pensante des réactions des gens qu’ils croisent sur leur chemin, le comble étant atteint lorsqu’on tient pour acquis, alors qu’ils sont tous deux vêtus du même uniforme carcéral, que le Blanc est un policier qui s’est enchaîné au méchant Noir pour empêcher celui-ci de s’enfuir.

Certains ont reproché à Stanley Kramer d’être un cinéaste un peu lourd – et il est vrai que son film comique Un monde fou, fou, fou, fou est aussi interminable et aussi pesant que son titre –, mais cette lourdeur est souvent bien moins la sienne que celle des préjugés qu’il dénonce (comment, a dit fort justement un jour le critique Gérard Lefort, un film sur le racisme pourrait-il ne pas être caricatural ?) et, tout comme on a pu le voir récemment avec Le Dernier Rivage, son cinéma est l’illustration de cette qualité qu’on doit reconnaître aux Américains et qui consiste à voir derrière chaque calamité une chance. La chance, pour chaque individu, de gagner, même enchaîné, sa liberté – de pouvoir devenir enfin lui-même. Rappelons au passage à ceux qui l’ignoreraient, mais qui connaissent trois mots d’allemand, que le vrai nom de Tony Curtis était Bernard Schwartz. Ce qui le conduisait déjà tout naturellement à faire de ce film comme une répétition générale d’Amicalement vôtre.
Ajoutons enfin, à l’intention de tous ceux qui se plaisent – parfois à juste titre – à cracher sur Hollywood, que Hollywood a en maintes occasions largement contribué à faire avancer les mentalités.
Frédéric Albert Lévy
(1) L’histoire dit même que c’est Méliès lui-même qui, à l’aide d’un marteau et d’un poinçon, dut réaliser les perforations de ses premiers films.
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