
Par Claude Monnier: Les mains dans les poches, John Ford arrivait sur le plateau. Tranquille, il rappelait aux comédiens la situation et disait à l’opérateur : mets la caméra ici. Et l’opérateur obéissait. Et le plan était magnifique. Ford ne regardait plus dans l’œilleton de la caméra depuis longtemps.
En 1951, au moment où il entame L’Homme tranquille, Ford tourne depuis presque quarante ans. A force, il filme comme il respire. Mais sa respiration est celle du poète : toujours il relie l’homme à la nature, imbriquant l’harmonie en devenir de l’un dans l’harmonie achevée de l’autre. Chez Ford, la notion de plan général est à prendre au sens propre. Le gros plan est inutile. « J’aime Ford, disait feu Jean-Luc Godard, parce que chez lui, il y a l’idée que le cinéma, c’est simple. C’est quelqu’un qui a toujours traité les mêmes sujets, ce qui le rendait plus écrivain ou plus européen. Il y a aussi son côté documentaire : un cheval, un type qui boit, une fille, un paysage… Et c’est tout. Il a fait ça toute sa vie. C’est un régionaliste, d’une certaine manière. (1) » Pensons à ce plan bref mais merveilleux où un autochtone traverse nonchalamment le petit ruisseau qui mène au cottage du héros. Il ne fait que passer mais il est inoubliable, car il sonne vrai. Ce n’est pas un hasard si Ford est le cinéaste favori des cinéastes, toutes nations confondues. Et ce n’est pas un hasard si le grand Kurosawa le vénérait : Ford est en quelque sorte le plus japonais des cinéastes américains : chaque photogramme respire l’âme, la tradition et la fierté de son pays – et plus largement de l’être humain. Disons-le : en pleine industrie hollywoodienne, ses meilleurs films sont un mélange entre Kurosawa (puissance), Mizoguchi (profondeur) et Ozu (pudeur). Mais Ford ajoute une dimension supplémentaire, héritée de Shakespeare : l’humour.
L’Homme tranquille, c’est l’histoire d’un boxeur américain d’origine irlandaise, Sean Thornton (John Wayne), qui revient dans son village natal pour oublier le bruit et la fureur des grands cités américaines. Dès son arrivée, c’est le coup de foudre avec une belle villageoise au caractère difficile, Mary Kate Danaher (Maureen O’Hara). On arrange tant bien que mal un mariage. Mais Sean se dispute avec sa brute de beau-frère, Will Danaher (Victor McLaglen), et refuse la dot de son épouse, rejetant les vieilles traditions et leur intransigeance. Colère de l’épouse qui refuse dès lors de coucher avec son homme. Frustration grandissante de l’époux qui aboutit à une bagarre homérique avec son beau-frère, la plus longue et la plus mouvementée de l’histoire du cinéma.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Ford n’oppose pas dans cette comédie la beauté de la nature à l’agitation puérile des hommes. La frustration grandissante dans le cœur de Sean correspond en réalité à une poussée de sève, un élan vital qui est celui de la nature elle-même, et que les hommes civilisés font mine d’ignorer. Cette remontée de sève va aboutir à une saine explosion, exactement comme l’orage éclate après trop de pression. Le combat final n’est pas circonscrit dans un carré de cordes au cœur d’une salle de boxe ténébreuse d’Amérique du Nord (comme le montre le flash-back fulgurant sur le passé de Sean) : il déborde de toutes parts, traverse la foule, le village, la rivière, les bois, la lande. La violence incontrôlée de l’homme répond à celle de la nature. La comédie théâtrale que se jouent les hommes éclate et se diffuse en plein air, au grand plaisir de tous. Shakespeare est absorbé par Mère-Nature. La Mégère apprivoisée prend des proportions cosmiques.
Mais Ford n’aimerait pas qu’on parle de poésie formelle et de Shakespeare. Il aimerait qu’on l’oublie, qu’on ne pense qu’à ses comédiens. Et il vrai que L’Homme tranquille, c’est aussi et surtout l’un des plus beaux couples vus sur un écran : au début des années cinquante, John Wayne et Maureen O’Hara sont au zénith, non seulement de leur talent, mais aussi de leur « charisme animal ». Ni trop jeunes, ni trop vieux, ils sont parfaits : de véritables divinités païennes. Les voir filer dans le paysage celtique, sauter par-dessus les murs en ruine comme des chats et s’enlacer violemment dans le vent relève de l’hallucination hypnotique, comme dans un film muet. L’Homme tranquille est d’ailleurs un film muet s’aventurant avec affront en terre parlante.
Mais Ford est un cinéaste total, et l’intensité visuelle ne lui suffit pas : il adore tout autant les trognes et le jeu cabotin de ses seconds rôles irlandais (mention spéciale à Barry Fitzgerald, génial). Détail significatif : en plein milieu de la bagarre farcesque, qui se moque en réalité du machisme séculaire, il montre un habitué du pub, un vieil irlandais tiré à quatre épingles, qui se contrefout de l’agitation générale, ne bouge pas de sa chaise et se concentre sur son journal, hautain. Je ne peux m’empêcher de penser que Ford, pas dupe de la violence qu’il filme, se projette avec malice dans ce bonhomme.
Tous ces comédiens relèvent du théâtre de Dublin, d’où le gracieux salut final aux spectateurs, mais au fond, et Ford le sait, c’est la Nature qui a sculpté, buriné, avec un humour joyeux, ces merveilleuses figures théâtrales.
(1) Godard par Godard, les années Cahiers, Champs Contre-Champs, Flammarion, 1989, p. 18.
Claude Monnier

Contenu du coffret Rimini : Master HD, le Blu-ray du film (129 min), un Blu-ray de bonus, le DVD du film (124 min), un DVD de bonus, le livre « Retour à Inisfree » par Christophe Chavdia (100 pages), 4 cartes postales de reproductions d’affiches originales du film.
Analyse comparée entre le film et le shooting script par Cécile Gornet, professeur de philosophie, doctorante en cinéma (2022, 10 min)
« Le Rêve irlandais de John Ford » de Sé Merry Doyle, narration par Gabriel Byrne, avec les témoignages de Maureen O’Hara, Peter Bogdanovich, Martin Scorsese… (« Dreaming the Quiet Man », 2012, 92 min)
« Innisfree » : documentaire de José Luis Guerin sur les lieux du tournage (1990, 108 min)
Conversation entre Cécile Gornet, professeur de philosophie, doctorante en cinéma et Frédéric Mercier, journaliste au magazine Transfuge (exclusivité Blu-ray, 2022, 67 min)
Sortie prévue le 23 novembre 2022
Suivez toute l’actualité de STARFIX
STARFIX est une marque déposée par STARFIX PRODUCTIONS