
Par FAL: Il fut un temps où il y avait les feuilletons d’un côté et les séries de l’autre. Certes, il pouvait y avoir ici ou là quelques cas « litigieux », mais la différence était claire. Un feuilleton était une histoire qui, malgré sa division en épisodes et ses multiples péripéties, constituait une unité (v. par exemple le mythique Belphégor dans les années soixante). La série était, elle, une collection d’épisodes qui, tout en étant toujours centrés autour des mêmes personnages, n’entretenaient pas de rapports directs les uns avec les autres et pouvaient donc être vus individuellement (v. Chapeau melon et bottes de cuir ou Thierry la Fronde).

Mais cette distinction s’est peut-être estompée sous l’influence de la neurologie moderne, qui nous explique que notre existence, contrairement à ce qu’il nous plaît de croire, est autant contiguïté que continuité. La continuité est une illusion analogue à celle que produit le défilement des vingt-quatre images par seconde d’un film, images en réalité fixes et contiguës. Notre mémoire, par exemple, ne retient pas tout ce que nous avons vécu, mais uniquement certains épisodes décisifs de notre passé. Méli-mélo donc : les séries se sont mises à emprunter certains traits des feuilletons – ce mot n’est d’ailleurs plus guère employé – en se créant ce qu’on appelle des arcs pour être porteuses de continuité. Les cinq « Bond » de Daniel Craig peuvent se voir individuellement, mais l’ensemble – la « pentalogie » – a parfois des allures de chambre d’écho : ainsi l’héroïne du chapitre 4 se révèle-t-elle être la fille du méchant vu dans les deux premiers chapitres.

C’est cette structure (cette recette ?) qu’on retrouve dans Les Chroniques de Sherlock, série de quatre épisodes, composés chacun de deux volets. Après Sherlock, transposition moderne des aventures de Holmes et Watson, et après Elementary, autre transposition contemporaine, mais pimentée d’un déplacement géographique (New York remplace Londres) et d’une féminisation du Docteur Watson (1), ces Chroniques n’arrachent pas Holmes à son époque victorienne, mais lui font exercer ses talents à Saint-Pétersbourg. Parce que cette série est une production russe. Parce que c’est à Saint-Pétersbourg que Holmes doit poursuivre sa traque de Jack l’Éventreur entamée à Londres. Et parce que, lorsque cette affaire est réglée et qu’il s’apprête à regagner l’Angleterre, surgit in extremis une nouvelle affaire, en apparence totalement différente, mais qui se révèle être une extension de la première. Et ainsi de suite d’un épisode à l’autre… Derrière le fait divers se cache en fait une gigantesque affaire d’État qui nous vaudra même d’assister à deux rencontres entre Holmes et le tsar.

Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre… Cette nouvelle version des aventures de Holmes est à maints égards jubilatoire, car elle parvient à offrir du nouveau tout en restant fidèle aux données originales. Holmes débarque seul à Saint-Pétersbourg, puisque Watson, blessé par Jack l’Éventreur, n’a pu quitter l’hôpital londonien où il est soigné. Mais Holmes a tôt fait de s’adjoindre un Watson bis en la personne d’un médecin russe un peu dépressif – ce docteur Kartsev vient de perdre femme et fille –, car il lui faut absolument un tel compagnon pour procéder aux autopsies des victimes. Il est aussi très vite amené à croiser sur son chemin un officier de police russe qui n’est pas sans rappeler le Lestrade des nouvelles originales de Conan Doyle et à entretenir avec lui les mêmes rapports de complicité et d’hostilité. Il va aussi rencontrer son Irene Adler russe… Bref, nous connaissons déjà tout cela par cœur, mais nous avons malgré tout le plaisir de la découverte, dans la mesure où les talents de déduction de Holmes perdent un peu de leur efficace lorsqu’il les applique à un milieu où les us et coutumes ne sont pas exactement ceux de son Angleterre natale.

L’interprétation est remarquable d’un bout à l’autre, et l’on se dit que le monde est injuste : Maksim Matveev (Holmes), Vladimir Mishukov (Docteur Kartsev), Irina Starchenbaum (Sofia Kasatkine) et bien d’autres encore seraient certainement des stars internationales s’ils étaient nés américains ou anglais au lieu d’être nés russes. Les décors sont impressionnants et la mise en scène de Nurbek Egen ne connaît aucun temps mort.

On regrettera cependant deux choses. La première est la faiblesse du dernier épisode, conséquence paradoxale, mais fatale, du principe évoqué plus haut : le mélange contiguïté-continuité des séries à arcs impose une surenchère constante qui débouche sur une invraisemblable démesure. La conclusion – qui n’en est pas vraiment une, puisque on y voit ressusciter des morts – des aventures russes de Holmes est un mélange bien indigeste de 24 Heures chrono, de Seven et de la saga d’Hannibal Lecter. Le second défaut de ces Chroniques est leur antisémitisme diffus. On découvre ainsi, entre autres, que Jack l’Éventreur était le fils d’une prostituée juive qui, non contente de se prostituer, n’hésitait pas à prostituer le petit garçon qu’il était. Il a donc assassiné sa mère alors qu’il devait avoir royalement huit ou neuf ans, mais, ce châtiment ne lui suffisant pas, il a décidé de l’étendre à la corporation des prostituées de Londres et de Saint-Pétersbourg. Ah oui ! Psychose aussi est passé par là…
Frédéric Albert Lévy
Elephant Films, Les Chroniques de Sherlock, coffret de trois DVD : Jack l’Éventreur à Saint-Pétersbourg, 1 ; Jack l’Éventreur à Saint-Pétersbourg, 2 ; La Vengeance du Kélé, 1 ; La Vengeance du Kélé, 2 ; Le Diable boiteux, 1 ; Le Diable boiteux, 2 ; Le Châtiment divin, 1 ; Le Châtiment divin, 2.
(1) À ces deux séries, il convient d’ajouter deux spinoffs Netflix ayant pour héros une héroïne, Enola Holmes, autrement dit la sœur cadette du détective (lequel, incarné par Henry Cavill, apparaît de temps en temps pour lui prêter main forte).
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