
Par Claude Monnier : « Sale gosse » du cinéma, Rian Johnson s’est rendu célèbre en semant la pagaille en pleine saga Star Wars. Mais cela ne lui a pas suffi. A présent, le garnement sème la pagaille en pleine industrie du cinéma.

On sait que depuis l’essor conjoint du streaming et du coronavirus, les producteurs, les cinéastes et les exploitants de salles sont totalement désemparés, tant chaque sortie « traditionnelle » devient risquée. Signe alarmant qui ne trompe pas : le roi de Hollywood, Steven Spielberg, vient de subir deux bides consécutifs avec deux réussites : West Side Story et The Fabelmans. Le messie lui-même, J.C., a avoué sa nervosité à la veille de la sortie d’Avatar 2, c’est dire ! Et voilà que le ricanant Johnson vient enfoncer le clou : avec Glass Onion, deuxième épisode des aventures du détective Benoit Blanc (Daniel Craig), il prouve définitivement qu’un réalisateur peut faire du cinéma populaire à gros budget sans passer par les salles. Nous disons bien : cinéma populaire, puisque Netflix s’est déjà essayé au grand cinéma d’auteur, mais les films en question (The Other Side of The Wind, The Irishman, Mank, Roma) ont eu une audience moyenne, voire faible. Bénéficiant d’une promo massive, Glass Onion est parti pour « cartonner ». De là à ce que Johnson fasse le reste de sa carrière sur Netflix (ou autre plate-forme de streaming) et donne ainsi l’exemple à ses confrères, il n’y a qu’un pas.

De fait, avec Glass Onion, nous avons un aperçu de ce que sera une sortie cinéma en famille pour la suite du XXIe siècle : le père, la mère et les enfants enfilent les pantoufles, traversent les couloirs encombrés de leur maison, se disputent éventuellement au sujet de leur place sur le canapé, allument l’écran HD de bonne taille trônant dans le salon, lancent eux-mêmes la « projection » du film, l’interrompt deux ou trois minutes si l’un des membres a une envie pressante, et sitôt le film terminé discutent de l’intrigue sur le chemin du retour qui mène à la cuisine.
Rian Johnson a en plus le culot de mettre en abyme ce confinement, d’une part en se moquant ouvertement de l’ère Covid (les personnages portent le masque au début et hésitent à l’enlever), d’autre part en plaçant l’intrigue dans une villa de milliardaire qui ressemble assez, par sa déco kitsch et son architecture de verre, à un centre commercial contemporain incluant un multiplexe.
L’intrigue de Glass Onion ? A-t-elle vraiment de l’importance ? Ce qui compte, comme chez Agatha Christie, c’est de réunir l’élite de la société dans un endroit donné et de l’égratigner méchamment via un détective virtuose aux déductions alambiquées. Ici, donc, Benoit Blanc se retrouve en Grèce, dans la villa luxueuse d’un génie de la Tech (Edward Norton), qui a organisé une partie de Cluedo grandeur nature. Dans le précédent épisode, l’enquête se déroulait dans un manoir gothique de Nouvelle-Angleterre. Dans le prochain, ce sera probablement un train ou un bateau, etc. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse, et c’est peu dire que Johnson nous fait chavirer par la virtuosité de son découpage et par les retournements incessants de son intrigue.

On peut reprocher à Johnson ce style « boursouflé » qui ressemble à de l’Agatha Christie sous amphétamines, mais il faut reconnaître que ce style correspond parfaitement à l’emphase pompeuse et décadente de la bourgeoisie américaine dénoncée par le cinéaste, bourgeoisie ancienne dans A Couteaux tirés, bourgeoisie nouvelle type nouveaux riches dans Glass Onion, élite qui ne jure que par son image sur le Net. Le symbole de l’oignon de verre géant (qui sert de coupole ridicule à la villa du milliardaire), c’est justement la superficialité, les couches multiples qui amènent… au vide. La mise en abyme vertigineuse étant ici le principe général, le film lui-même repose sur des couches multiples : jeu de Cluedo dans jeu de Cluedo, mise en scène dans la mise en scène, personnages jouant un personnage, comédiens se moquant de leur image (Craig, Norton, Bautista, Kate Hudson). Johnson fait très consciemment et très ironiquement de cet oignon de verre superficiel le symbole de son film… et de la bulle Internet. Mais l’oignon de verre est aussi le symbole du passé des personnages : c’est le nom du café où les protagonistes se retrouvaient quand ils étaient des étudiants naïfs rêvant sincèrement de changer le monde. Cette allusion amère à leur pureté ancienne est la part d’émotion, ou du moins d’humanité, de cette comédie policière volontiers loufoque (voir par exemple ce voisin glandeur qui apparaît de temps à autre dans la villa… et qui n’a rien à voir avec l’intrigue !). La virtuosité de Johnson, c’est de savoir écrire – ce qui n’est pas donné à tout le monde – un récit alambiqué et humoristique bourré de détails a priori anodins, détails qui reviennent systématiquement sous un autre angle (du pain béni pour ce cinéaste qui vénère le montage), tout en ménageant un cœur secret à son récit. Et ce cœur, il le crée en donnant de l’importance, via la mise en scène, à ce qui est en marge. Ici, comme dans le précédent épisode, Johnson semble construire tout un édifice pour le détruire et laisser debout le seul être intègre qui en vaille la peine (en dehors du détective) : la jeune femme mise de côté par les autres.

Ainsi, si le premier épisode était un hommage à la Latino Anna De Armas, « bimbo » du cinéma qui révélait tout à coup les multiples facettes de son jeu, le deuxième est un hommage à l’actrice de second rôle Janelle Monáe, ex « figure de l’ombre » qui nous livre une superbe performance. Et c’est avec beaucoup de grâce que Daniel Craig se laisse voler la vedette. Mais Craig a beau jeu car il sait qu’il incarne un nouveau personnage qui marquera sa filmographie : un détective affreusement coincé et manquant parfois de confiance en lui, malgré son statut de « meilleur détective du monde » (dixit Google… dans le film). Mélange assez drôle pour un tel bonhomme. A ce propos, un regret (en dehors du fait de découvrir un tel divertissement sur petit écran) : à un moment, constatant son impuissance à régler un conflit, et devant le regard déçu de l’assistance, Benoit Blanc déclare : « Je ne suis pas Batman ! ». Tant qu’à faire dans la mise en abyme, quel moment savoureux c’eût été si le comédien avait dit : « Je ne suis pas James Bond » !
Claude Monnier
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