The Fabelmans : l’art du montage selon Spielberg

Par Claude Monnier : On le sait, le thème de l’œuvre entière de Steven Spielberg est la séparation, le déchirement. Ce thème est la résultante de ce qu’il a ressenti adolescent, lors du divorce de ses parents. The Fabelmans traitant ouvertement de ce sujet, la séparation structure évidemment tout le film. Plus profondément, cette séparation est ici celle du rationnel (représenté par le père) et de l’irrationnel (représenté par la mère).

Division

Comme tout grand « compositeur », Spielberg donne le la dès la première scène : on y voit un petit enfant se rendant pour la première fois au cinéma, accompagné par ses parents. Il n’a pas trop envie de ce spectacle, il a même un peu peur de voir des « géants » et ses parents tentent bien sûr de le rassurer. D’emblée, la séparation s’installe, thématiquement et filmiquement : Spielberg quitte le plan large pour isoler cette petite cellule familiale au milieu de la file d’attente ; en gros plan, le père prend son petit garçon à part (la caméra panote vers la gauche et l’on découvre Paul Dano) ; il lui explique le fonctionnement d’un projecteur, la persistance rétinienne, etc. C’est la rationalité. Puis aussitôt la mère tire son fils vers elle et le prend également à part (la caméra panote vers la droite et l’on découvre Michelle Williams) ; elle lui explique que les films sont comme des rêves, mais des rêves qu’on n’oublie pas. Le gamin reste indécis. Ellipse : on est dans la salle, en plein film (Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil De Mille, soit le Spielberg de l’époque). Là encore, la caméra quitte le plan large et isole la petite famille sur sa rangée. Remarquons la cohérence (et la malice) de Spielberg : de notre point de vue de spectateur, le petit Sammy est encore au milieu, son père est encore à droite, sa mère encore à gauche. Presque comme un gag, nous avons devant nous l’image du cerveau humain, avec ses deux hémisphères : le gauche pour la rationalité, le droit pour l’imaginaire ! Détail encore plus savoureux : le père et la mère ont beau être séparés, opposés, avec leur fils au milieu comme « zone d’influence », tous trois communient, réunis dans le même plan, devant le spectacle intense du film. Inconsciemment, le jeune Sammy/Steven retient la leçon : il y a peut-être un moyen de réunir ces deux pôles opposés… Mais pour l’instant, c’est un peu trop tôt et tout le film va jouer, dans le fond et la forme, de cette séparation rationnel/irrationnel.

Burt Fabelman (Paul Dano), le jeune Sammy Fabelman (Mateo Zoryan Francis-DeFord) et Mitzi Fabelman (Michelle Williams).

Ainsi, dès la séquence suivante (le retour à la maison), se lit dans les plans une autre séparation très nette : c’est Noël ; toutes les maisons du quartier WASP sont décorées et illuminées… sauf celles des Fabelmans, qui sont juifs. Autrement dit, nous avons, d’un côté, ceux qui croient que le Messie est venu sur Terre (le summum de la « magie », en quelque sorte) ; de l’autre, ceux qui n’y croient pas. Comme Spielberg a beaucoup d’humour, le petit Sammy Fabelman dit qu’il aimerait bien fêter Noël lui aussi ! Et bien sûr, là encore inconsciemment, Sammy/Steven devine que cette opposition entre la croyance et la non croyance au Christ pourra lui poser problème dans le futur… et qu’elle a sans doute posé problème à son peuple dans le passé.

Cette croyance/non croyance se retrouve également au cœur de ce modeste foyer juif : pendant que les adultes allument les neufs bougies pour Hanoucca (fête ancestrale symbolisant une communion renouvelée avec Dieu, une victoire sur l’obscurantisme) , les enfants ne pensent « matériellement » qu’à leurs cadeaux, et c’est l’occasion pour Spielberg d’un très beau montage parallèle entre des gros plans sur les bougies et des gros plans sur les wagons du futur train électrique de Sammy. La fonction d’un montage parallèle au cinéma étant aussi bien de séparer deux actions que de les réunir, Spielberg suggère que l’émerveillement de la flamme divine et l’émerveillement matériel des enfants, apparemment différents, ne font qu’un. C’est l’idée d’émerveillement qui compte… et rejoint tout à fait l’esprit de Noël. Œcuménisme de Spielberg.

La séparation rationnel/irrationnel se poursuit évidemment avec le thème du cinéma (de l’art) : tout d’abord, un film, c’est une technique optique complètement rationnelle, une invention scientifique d’Edison et des frères Lumière, et c’est à ce titre que le père de Spielberg (probablement fan d’Edison, comme tous les ingénieurs américains de sa génération) a acheté une caméra. Mais le petit Sammy/Steven s’empare d’instinct de cette mécanique rationnelle pour réaliser ses fantasmes (presque au sens italien) sur pellicule : destruction ferroviaire, horreurs diverses… Entre Lumière et Méliès, le petit Spielberg a choisi son camp !

Déchirement

En tombant éperdument amoureux de la caméra et de la pellicule, Sammy s’isole du monde et, comme nous le disions dans notre critique du film, le motif filmique principal de The Fabelmans est bien celui de Sammy en retrait, donc à l’écart, en plan moyen, à l’abri derrière sa caméra au milieu des figurants, à l’abri derrière son projecteur au milieu des spectateurs. Sammy s’isole de la vie et préfère la mettre à distance via sa caméra. La séquence décisive du film (qui est aussi tout bonnement l’une des plus belles séquences des trente dernières années, un véritable choc pour le spectateur) est celle précisément où, croyant être à l’abri derrière sa table de montage, en assemblant un banal film de pique-nique familial, Sammy prend en pleine figure la réalité de la vie, c’est-à-dire ici l’infidélité de sa mère, celle-ci flirtant à l’arrière-plan avec le meilleur ami de son époux ! Spielberg établit un montage parallèle entre la mère, qui joue du piano au salon, et le fils, qui monte le film dans sa chambre. Chacun utilise savamment la technique (rationalité) pour créer une émotion (irrationalité). Mais ce parallèle entre deux créateurs, et c’est en quoi il est terrible, porte en lui les germes de la destruction : par sa technique révélatrice, le fils va précipiter le divorce parental. Au départ de la séquence, Sammy fait corps avec sa table de montage (mouvement de caméra circulaire qui englobe doucement, en gros plan, le jeune homme et sa machine), mais la révélation de l’infidélité le fait reculer, révulsé : c’est alors une soudaine séparation en plan moyen, un arrachement violent d’avec cette machine infernale, qui voit la vérité vingt-quatre fois par seconde.

Ce qui fait enfin la force inouïe, bouleversante, de cette séquence, c’est évidemment l’usage, dans la bande-son, de l’adagio du concerto en ré mineur de Bach, que joue la mère sur son Steinway (notez comment son visage froid et concentré se dédouble en « miroir » dans le bois noir et laqué de l’instrument). La musique de Bach commence dans la douceur (douceur redoublée par la caresse de la caméra autour du piano) mais les notes lancinantes, appuyées, isolées, à la fin du morceau, au moment exact où Sammy voit le « crime » (et ce qu’il implique pour la famille), sont comme une intensification du pouls ; celui du monteur… et le nôtre ! Pire : ces notes lancinantes, à ce moment, deviennent de véritables coups de couteau dans le cœur. Dès Duel et Les Dents de la mer, Spielberg a prouvé qu’il était le meilleur disciple d’Hitchcock : de ce dernier, Spielberg a hérité (et a intensifié) un découpage panoptique (plusieurs angles pour capter, « emprisonner » une situation) et un montage au scalpel qui pénètrent notre poitrine et notre œil.

Le grand oncle de Sammy (dont la venue est annoncée par une scène irrationnelle, digne de Poltergeist, où la mère défunte de Mitzi revient d’entre les morts, en appelant sa fille avec un instrument rationnel – non pas la télé… mais le téléphone !), ce grand-oncle prévient le jeune garçon : «  L’art va te déchirer en deux : la famille d’un côté, la création de l’autre. » D’un côté, le rationnel du quotidien, la responsabilité matérielle envers les siens, en somme l’utile, comme le veut le père de Sammy ; de l’autre, l’irrationnel de la création et du rêve. Chez Sammy/Steven, ce déchirement est parfois à la limite de la schizophrénie : au moment de grands chocs émotionnels (mort de la grand-mère, séparation officielle des parents), il n’arrive pas à pleurer comme les autres et, de par sa nature d’artiste avant tout, il s’imagine même en train de filmer ces instants tragiques ! C’est évidemment sa manière à lui de se protéger, mais c’est peut-être aussi, ô ambivalence de l’âme humaine, une manière de se punir encore plus de ne rien ressentir. Spielberg montre ce « détachement de soi » par deux champ-contrechamps troublants : Sammy regardant en très gros plan le pouls de sa grand-mère mourante ; Sammy se regardant dans le miroir en train de filmer la crise familiale, au moment du divorce.

Recoller les morceaux

Cette séparation rationnel/irrationnel est celle que connaît tout être humain et c’est en cela que The Fabelmans va au-delà d’un cas particulier (le divorce des Spielberg, qui n’intéresse que les Spielberg) pour rejoindre l’universel (ce qui se passe profondément en tout être humain, de par la constitution de son cerveau). Le film (comme la carrière de Spielberg) est une tentative émouvante de réunion, de conciliation entre ces deux pôles. Lors d’une rétrospective Spielberg dans les années 2000, un universitaire américain avait fait remarquer au cinéaste que le grand finale de Rencontres du troisième type, au pied de la Devil’s Tower, avec ces scientifiques communiquant musicalement avec les extraterrestres, était avant tout cela : réunir le métier de son père (l’ingénierie) et celui de sa mère (la musique). Réunir à nouveau, réconcilier, ne fût-ce qu’un instant, ses géniteurs, mais plus que cela encore pour le jeune Spielberg de 1977 : dire à son père et à sa mère qu’il résulte d’eux, qu’il est leur synthèse. Et que c’est ce double don qui a amené le jeune cinéaste à communiquer facilement avec toute l’humanité. Du reste, la S.F, qui est à Spielberg ce que le western est à John Ford, n’est-ce pas justement la réunion idéale entre la rationalité (science) et l’irrationalité (fiction) ?

David Lynch dans le rôle du réalisateur John Ford. photo de Merie Weismiller / Universal Pictures & Amblin Entertainment

Spielberg est devenu un sage en vieillissant, c’est-à-dire un homme ayant une profonde connaissance de lui-même, et donc des autres. Avec The Fabelmans, œuvre magistrale sur les contradictions de l’être humain, l’homme-cinéaste dépasse largement le ressentiment pour aller vers l’acceptation.

Claude Monnier

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