Un Américain bien tranquille de Joseph L. Mankiewicz : matrice du Nouvel Hollywood ?

Par Claude Monnier : Même s’il n’est pas le plus connu des films de Joseph L. Mankiewicz, Un Américain bien tranquille (1958) constitue une étape capitale dans l’histoire de la modernité hollywoodienne. La modernité hollywoodienne, c’est bien sûr cette période, popularisée par Peter Biskind sous le nom de « Nouvel Hollywood », qui commence en 1967 avec Bonnie and Clyde et s’achève en 1980, avec La Porte du Paradis. Période de provocation thématique et formelle, influencée par les Nouvelles Vagues européennes. Cette modernité avait eu quelques signes annonciateurs dans le Hollywood classique des années cinquante : notamment le cinéma verbal, ironique et antihéroïque de Mankiewicz, cinéma lui-même influencé par le Citizen Kane (1941) de Welles. Du reste, comme le frère aîné de Joseph L., Herman J., est le scénariste de Citizen Kane, on constate avec amusement que la fratrie Mankiewicz est à l’origine d’une sacrée révolution ! Leur immense culture littéraire et leur cynisme à l’égard des clichés d’Hollywood en sont sans doute les causes…

En tant que production indépendante construite en flash-backs désenchantés, La Comtesse aux pieds nus (1954) était déjà une attaque acerbe du rêve hollywoodien, et donc un grand pas vers la modernité. Mais la matière restait le mythe, en l’occurrence la star Ava Garder qui, en dépit de ses fêlures, restait sublime. Un Américain bien tranquille va plus loin : la forme est toujours ample, à gros budget (le cadre étant celui de la Guerre d’Indochine, vue depuis Saigon), mais le contenu est délibérément médiocre, poisseux : un journaliste britannique vieillissant, alcoolisé et cynique (Michael Redgrave), couvre sans conviction cette guerre coloniale doublée d’une guerre civile, tout en essayant de ne pas se faire voler sa compagne vietnamienne (Giorgia Moll) par un jeune Américain idéaliste et séduisant (Audie Murphy). Dès le départ, le jeune Américain est montré à l’état de cadavre et le vieil Anglais retrace sa rencontre avec lui, dans un flash-back introspectif plein de mauvaise conscience.

Evidemment, cette audace antihéroïque était déjà dans le roman de Graham Greene. A ce titre, il est toujours un peu triste de constater, sur le plan du réalisme cru, le retard considérable du cinéma par rapport à la littérature. Mais c’est que le cinéma américain a un « handicap » : contrairement au roman, il coûte cher et doit donc rentrer dans ses frais, en plaisant à un large public, afin de pouvoir survivre. De plus, contrairement aux romanciers du XXe siècle, les cinéastes d’Hollywood sont soumis à la censure. Mais ce handicap contient en lui sa propre force : en filmant à grande échelle la « chair » des acteurs et du monde, en les fixant et en les immortalisant sur l’écran, le cinéma à gros budget fait réfléchir le spectateur à l’environnement et à la condition humaine tout autant, sinon plus, qu’un roman. Comme le disait en substance Éric Rohmer (qui adorait Un Américain bien tranquille), dans un roman ou une peinture, il y a totalement le regard d’un homme. Dans un film, via la mécanique objective de la caméra, il y a surtout le regard de Dieu. De fait, au-delà de l’intrigue policière (qui a tué ce jeune Américain ?), au-delà même des dialogues brillants qui ne sont qu’un masque, que voit-on vraiment dans Un Américain bien tranquille ? Nous voyons une ville coloniale qui se désagrège et, au cœur de cette ville, un homme vieillissant qui se bat pathétiquement, inutilement, pour rester jeune, tout en faisant mine d’être indifférent à ce qui l’entoure.

La magie de l’écran cinématographique, c’est que cette ville est à la fois la vraie Saigon et toutes les villes de « fin de règne ». La magie, c’est que cet Anglais vieillissant est à la fois le personnage et Michael Redgrave, que cet Américain à la jeunesse insolente est à la fois le personnage et Audie Murphy, que cette jeune femme pleine de fraîcheur est à la fois la Vietnamienne et Giorgia Moll (dès lors, peu nous importe que Giorgia Moll ne soit pas Vietnamienne, seule compte la fraîcheur).

Un Américain bien tranquille chez Rimini ; combo DVD + Blu-ray ; bonus : présentation par N.T. Binh, spécialiste de Joseph L. Mankiewicz (40 min).

La grandeur du cinéma, c’est d’être un documentaire sur la fiction qu’il représente. Etonnez-vous après cela que Godard ait mis Un Américain bien tranquille en tête de ses films préférés de 1958 !

Claude Monnier

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