
Par Claude Monnier : Le Parrain 2e partie (1975), Barry Lyndon (1975), Sorcerer (1977), Voyage au bout de l’enfer (1978), Apocalypse Now (1979), Raging Bull (1980), La Porte du Paradis (1980), Blade Runner (1982)… En l’espace de sept ans se crée dans le cinéma commercial américain une étonnante concentration de films à la fois spectaculaires et amers, qui ne craignent pas d’allier grandeur formelle et anti-héroïsme. Comme un alcool fort qui se conserverait à travers les âges, ces films intransigeants, d’une beauté à couper le souffle, ne vieillissent pas. Comment ce sommet d’audace thématique et esthétique a-t-il été possible et pourquoi n’a-t-il pas été renouvelé à ce jour ? Explication.
Élévation
Pour rester dans le cinéma parlant anglo-saxon, la première pierre de ce que l’on pourrait appeler « l’épique désenchanté » (film cher, ample et antihéroïque) est posée par David Lean avec Lawrence d’Arabie (1962) : par sa perfection technique absolue, son refus des transparences de studio, son personnage principal troublé, son amertume finale, ainsi que par ses visions contemplatives, hallucinées, Lawrence d’Arabie est vraiment la matrice plus ou moins avouée des films mentionnés en ouverture et David Lean le père (britannique) des Kubrick, Coppola et autres Cimino des années 1970. La deuxième pierre est évidemment posée en 1968, avec 2001 : l’Odyssée de l’espace, spectacle philosophique et techniquement novateur, qu’on ne présente plus. Il s’agit probablement du plus grand film de l’Histoire du cinéma. Un film à part, presque non-terrien. Un film-Dieu qui contemple les autres de loin et leur sert de phare : ce que Jodorowsky rêvait de faire en 1975 avec Dune… Kubrick l’avait déjà fait en 1968. Toutefois, n’oublions pas que le monolithe 2001 est secondée à la même époque par un spectacle tout aussi inhabituel, bien que plus immédiatement « divertissant » et mouvementé : La Horde sauvage (1969). Dans un genre héroïque par excellence (le western), le film de Peckinpah est une vraie révolution par son réalisme cru et ses personnages antipathiques (dans cette révolution antihéroïque, nous n’oublions pas Sergio Leone, qui a précédé Peckinpah, mais Leone ne travaillait pas pour Hollywood). Non seulement La Horde sauvage lance officiellement le Nouvel Hollywood, au même titre que Bonnie and Clyde (1967) et Easy Rider (1968), mais lui n’a pas vieilli d’un iota. Et il met fin définitivement à la censure en matière de jurons et de tétons. De plus, le film reste, à sa manière, un grand spectacle décomplexé (explosions et fusillades dantesques), comme Apocalypse Now.

En cette fin des années 1960, les conditions socio-historiques et techniques sont donc réunies pour amener le fameux sommet de 1975-1982 : rejet du vieux monde traditionnel par les nouvelles générations, amélioration technique des effets spéciaux grâce à Kubrick et son assistant Douglas Trumbull, amélioration de la bande sonore grâce à des ingénieurs comme Walter Murch, influence du réalisme « documentaire » des Nouvelles Vagues européennes, fin définitive des Moguls du Vieil Hollywood, fin officielle de la censure.

Malgré la contre-offensive du grand spectacle traditionnel (voir la vague des films-catastrophes dans la première moitié des années 1970), les cinéastes du Nouvel Hollywood, forts de leur triomphe commercial avec des budgets relativement raisonnables (French Connexion, Le Parrain 1e partie, L’Exorciste, Les Dents de la mer), se lancent dans l’aventure de leur vie, à la fois grandiose et intellectuellement provocatrice : crasse perpétuelle, crapules antipathiques et vide existentiel (Sorcerer), banlieusard ordinaire fuyant ses responsabilités familiales pour l’Ailleurs (Rencontres du troisième type), musicien égocentrique rejetant pathologiquement la réalité pour l’art (New York New York), vétérans taiseux et traumatisés (Voyage au bout de l’enfer), fous furieux qui cassent tout (1941), soldats paumés et/ou mégalos dans une guerre du Vietnam évoquant un fantasme de Fellini, avec sosie de Mussolini à la fin (Apocalypse Now), sale con jaloux et violent (Raging Bull), lutte des classes dans la boue de l’Histoire (La Porte du Paradis)… Provocation dans le fond et provocation dans la forme, comme par antithèse : toutes ces aventures spectaculaires et/ou violentes sont transfigurées par une image sublime, accusant l’absurdité des comportements face à la poésie du monde. Les directeurs de la photo Vilmos Zsigmond et Vittorio Storaro règnent en maître.
Kubrick n’est pas du Nouvel Hollywood mais il profite de l’audace ambiante pour lancer Barry Lyndon et Shining (1980) sur le même principe : forme sublime pour naufrage humain. Kubrick étant Kubrick, Barry Lyndon va plus loin, en beauté spectaculaire et en amertume, que tous les autres chefs-d’œuvre cités.

Durant cette période, le cas de George Lucas est passionnant. Lui fait bien partie du Nouvel Hollywood et son idéal, sans doute, aurait été de faire le cérébral THX 1138 (1971) à une échelle grandiose. Mais il doit se contenter d’un petit budget et subit un tel rejet du public qu’il devient très consciemment le chef de file de la contre-offensive héroïque : Star Wars (1977) est bien une réaction à la violence amère du Nouvel Hollywood, le retour du preux chevalier. Seulement voilà : Lucas est aussi un génie visionnaire et son Star Wars va considérablement participer, de par les ingénieurs brillants qui y participent (Richard Edlund, John Dykstra, Ben Burtt…) à la perfection technique qui va suivre pendant six ans, jusqu’au Retour du Jedi (bond en avant du son multipistes, amenant un nouvel âge d’or de la musique symphonique hollywoodienne – c’est le règne de John Williams et Jerry Goldsmith ; apogée des effets spéciaux analogiques). Et Lucas lui-même se laissera porter par l’amertume ambiante en faisant de L’Empire contre-attaque le plus freudien, le plus sombre, et donc le plus intéressant des Star Wars (L’Episode III de 2005 est également sombre mais, de par l’artificialité des images de synthèse, il n’a pas la « tangibilité » fascinante de L’Empire contre-attaque).
A ce titre, beaucoup de films fantastiques et/ou de S.F de l’époque bénéficient de l’ambition philosophique de Kubrick et consorts : c’est la vague magnifique qui comprend Alien (où l’Inconscient devient Matière), Excalibur (où la Légende devient ésotérique), Star Trek le film (où l’Homme devient Dieu), Blade Runner (où le Robot devient Homme), The Thing (où le Connu devient l’Autre), Conan le barbare (où la force devient malédiction). De manière intéressante, tous ces films sont issus du Nouvel Hollywood (la plupart ont été imaginés et écrits à la fin des années 1970), sans vraiment en faire partie, puisqu’ils sortent presque tous après La Porte du Paradis, qui met fin à la période. En quelque sorte, ils sont bénis car ils ont le meilleur des deux périodes qui les entourent : l’audace adulte du Nouvel Hollywood et la magie immédiate du divertissement adolescent. Le génie lumineux d’E.T. (1982) met fin à ce génie sombre et spectaculaire des années 1975-1982.
Déclin ?
A partir d’E.T. et de ces recettes faramineuses qui confirment les « théories » de Lucas en 1977 (le public a changé), les producteurs emboîtent le pas et le grand spectacle vise uniquement les adolescents. Certains films sont toujours géniaux (les films d’action et/ou de S.F de Zemeckis, McTiernan, Cameron, Verhoeven), ils peuvent même être amers et sarcastiques (Verhoeven), mais ils ne sont pas contemplatifs, ils ne visent pas à la poésie ou à la métaphysique immédiate. Dans Blade Runner par exemple, il y a des moments de latence et d’ennui existentiel qui laissent aujourd’hui bouche bée… On se croirait presque chez Jerry Schatzberg ! Outre le triomphe commercial d’E.T., et des Aventuriers de l’Arche perdue un an plus tôt, le mandat réactionnaire et triomphaliste de Reagan (1980-1988) fera beaucoup, au fur et à mesure de la décennie, pour modifier le goût du public, celui-ci préférant le mouvement ascendant au mouvement descendant. Le public ne veut plus de ces fins réalistes en forme de délitement que nous offrent, à part exception, les grands spectacles des années 1975-1982 : solitude totale de Michael Corleone ou de Conan, misère de Barry Lyndon, semi-folie du convoyeur de Sorcerer ou du soldat d’Apocalypse Now, médiocrité de Jake La Motta, etc. Certains cinéastes ayant connu ce grand spectacle audacieux et adulte tentent de lui courir après, et les résultats sont toujours passionnants : Leone avec le gangster médiocre d’Il était une fois en Amérique (1984), Forman avec le Mozart tourmenté d’Amadeus (1984), Hudson avec le Tarzan malheureux de Greystoke (1984) et le peuple perdu de Révolution (1985), Bertolucci avec le monarque fantoche du Dernier Empereur (1987), De Palma avec sa superbe « trilogie Actors Studio » Scarface (1984), Outrages (1989) et L’Impasse (1993), trilogie construite sur des personnages totalement dépassés par la situation, Stone avec le tragique Nixon (1995)… Kubrick lui-même, évidemment, avec le nihiliste Full Metal Jacket (1987) et surtout Eyes Wide Shut (1999), voyage intérieur et nocturne aux proportions presque cosmiques.
Le cas de Spielberg est un des plus significatifs : son amitié avec David Lean dans les années 1980 et avec Kubrick dans les années 1990 va lui donner le courage de quitter le « confort » des Indiana Jones produits par Lucas. C’est par mauvaise conscience envers Indiana Jones et le Temple maudit (1984), film qu’il rejette pour sa violence gratuite, que Spielberg va se lancer dans le beau mélodrame La Couleur pourpre (1985). Mais ce dernier est encore un film « ascendant », positif (d’où son succès auprès du public des années 1980). La fréquentation de Lean lui donne l’ambition de l’égaler (ou presque) avec la fresque amère Empire du soleil (1987). Plus tard, sous l’influence de Kubrick qui lui lègue le projet avant de mourir, il donnera l’un des sommets du grand spectacle philosophique, sombre et contemplatif : A.I. (sorti en… 2001, ça ne s’invente pas !). Pourtant, il n’osera pas aller plus loin par la suite : La Guerre des mondes et Munich (tous deux de 2005) sont sombres mais pas contemplatifs. Lincoln (2012) est extrêmement ambitieux, ouvertement cérébral (on est dans la pensée d’un génie politique et tacticien), mais sans « délitement » provocateur : malgré la mort tragique du grand homme, le film s’ouvre vers l’avenir.

Aujourd’hui, le grand film antihéroïque est toujours présent à Hollywood, mais de manière très sporadique, et surtout sans les conditions techniques et socio-historiques qui pourraient le soutenir : au cours des années 2000 et 2010 (essor de l’ère super-héroïque Marvel), le public étant essentiellement adolescent, les films chers ne peuvent se permettre la lenteur, la contemplation et l’amertume. De fait, des spectacles audacieux comme Alexandre (2004), The Fountain (2006), There Will Be Blood (2007) ou The Tree of Life (2011) ne rencontrent pas vraiment leur public. On se demande d’ailleurs par quel miracle A.I. a pu avoir du succès au box-office. Peut-être parce qu’il sort juste avant le grand tsunami de fantasy et de super-héros (qui va de 2002 à nos jours)…
A sa manière, Christopher Nolan essaie bien de faire du grand spectacle intellectuel et complexe, mais ce sont souvent des films positifs, héroïques (ses hommes d’action, pour fermés qu’ils soient, sont au fond des boy-scouts) et donc faussement audacieux. Attendons toutefois Oppenheimer qui pourrait changer la donne. Scorsese vise l’ampleur et la remise en cause du rêve américain dans Gangs of New York (2003) et Aviator (2005) mais Leonardo DiCaprio n’a pas la rugosité et l’ambiguïté suprême du De Niro des années 1970. Quant à la fresque The Irishman (2019) du même Scorsese, il y a bien De Niro mais, là encore, les trucages numériques qui le rajeunissent ont déjà vieilli en l’espace de trois ans ! Autre film ambitieux qui évoque 1941 par sa charge satirique (délibérément) épuisante, charge qui touche presque à l’absurde « métaphysique » : Babylon (2022) de Damien Chazelle… mais cette fois le public américain, lassé par les années de pandémie, préfère rester à la maison pour regarder les séries en streaming !

D’autres grands spectacles audacieux se profilent dans un futur proche : Horizon de Kevin Costner (mais cette saga westernienne grandiose sur les pionniers devrait être logiquement « ascendante », donc en quelque sorte « déjà vue »), Napoléon de Ridley Scott (mais cette superproduction gigantesque et logiquement « descendante » fera l’essentiel de sa carrière sur un petit écran), Megalopolis de Coppola (film qu’on devine ultra complexe dans son parallèle permanent avec la Rome antique, mais son environnement numérique ne lui donnera sans doute pas le superbe cachet d’authenticité d’Apocalypse Now).
Toutefois, dans le futur, il est tout à fait possible que les conditions techniques, artistiques et socio-historiques soient à nouveau réunies pour créer un nouvel âge d’or créatif, où les cinéastes feront encore mieux que leurs confrères des années 1975-1982. C’est d’ailleurs ce que nous enseigne Coppola depuis ses débuts : gardons-nous d’insulter l’avenir…
Claude Monnier
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