Marlowe : le retour de Neil Jordan

Par Claude Monnier : Entendons-nous bien : Marlowe, le nouveau Neil Jordan, n’est pas Chinatown. A contexte identique (Los Angeles, fin des années trente) et à héros similaire (un privé désabusé mais incorruptible), Marlowe n’a pas le formidable cachet d’authenticité du film de Polanski. Malgré son beau cinémascope, le film de Jordan possède même un aspect étriqué qui peine à traduire la connexion géographique entre la Californie et le Mexique, connexion développée ici par une intrigue à base de trafic de drogue. Cet aspect étriqué est dû au petit budget et au choix contraint d’un tournage en Espagne plutôt qu’en Amérique. Comme pour les westerns spaghettis, quelque chose « cloche » pour l’œil du spectateur habitué aux productions américaines, d’autant plus que Jordan, contrairement à Polanski, ne peut filmer l’horizon et les grands espaces environnants (la mer, le désert), si importants en Californie. Le cinéaste choisit donc de se concentrer sur une villa luxueuse, un night-club, un bout de jardin délibérément minable, un bout de pinède.

Pour autant, malgré cet aspect étriqué, Marlowe se suit avec intérêt. Car cette « réduction » plus ou moins forcée pousse Jordan à se concentrer avec un soin maniaque, véritablement fétichiste, sur les objets, les costumes, les gestes, les attitudes, les regards, ainsi que sur les très bons dialogues de William Monahan. Tous les acteurs (Liam Neeson, Diane Kruger, Jessica Lange, Danny Huston, Alan Cumming…) sont d’ailleurs impeccables.

Or, ce soin extrême est peut-être le vrai sujet du film : comme son homonyme conradien, Marlowe navigue au cœur des ténèbres, certes, mais ces ténèbres revêtent ici l’allure capiteuse de la haute bourgeoisie, l’allure du luxe. Le soin extrême de ces gens tirés à quatre épingles, toujours « propres sur eux », soliloquant avec précision et délectation, l’étui à cigarette à la main, ce soin renforce par contraste la pourriture de leur esprit bassement matérialiste, la corruption de leur petit monde. Monde en vase-clos, monde incestueux, aussi bien au sens réel (voir la rivalité sexuelle entre la mère et la fille) que symbolique.

Ce côté incestueux est accusé par l’intrusion d’un élément étranger, un homme qui refuse toute corruption : Philip Marlowe. Ce dernier est un révélateur, presque au sens chimique du terme. De fait, au fur et à mesure que Marlowe avance dans son enquête, l’Enfer se cache de moins en moins et finit par apparaître sous son véritable visage dantesque. Ce sont les deux superbes séquences finales (avant l’épilogue ironique), où, comme dans Le Masque de la Mort Rouge de Poe, les couleurs deviennent tout à coup délirantes : Marlowe, feignant l’évanouissement, se laissant traîner par deux sbires au milieu d’une orgie secrète, sur fond bleuté et rouge ; Marlowe regardant les derniers « rumble fishes » de l’intrigue se déchirer au milieu d’un hangar en flamme. Et là, Jordan retrouve toute l’inspiration baroque de ses anciens films.

Chevalier fatigué mais chevalier quand-même, Philip Marlowe assainit ce monde en se contentant de le traverser. Mais il l’assainit pour un temps seulement. La corruption n’est pas morte dans le brasier final. Elle renaîtra toujours de ses cendres.

Claude Monnier

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