Dillinger : le premier film de John Milius revient en coffret collector

Par Claude Monnier : C’est connu : la mort du Nouvel Hollywood a été provoquée à la fois par le bide de La Porte du Paradis et par le triomphe des films merveilleux du tandem Lucas-Spielberg. Ce qui est moins connu, c’est le rôle du producteur Lawrence Gordon dans ce décès. Passionné par les films de durs à cuire et par l’action brutale, admirateur des films de gangsters de l’âge d’or hollywoodien, Gordon a tout fait pour renouveler le genre, d’abord avec des petits budgets (Dillinger, Le Bagarreur, Légitime violence), puis avec des budgets de plus en plus gros (Driver, Les Guerriers de la nuit, 48 heures, Predator), pour enfin donner le chef-d’œuvre du genre en 1988 : Die Hard. Lentement, mais sûrement, Gordon a ignoré l’anti-héroïsme des années 1970, est passé sur le cadavre de La Porte du paradis en 1980 et a mis en place, avec son lieutenant Joel Silver, le blockbuster moderne. Mais, nous direz-vous, Don Simpson et Jerry Bruckheimer n’ont-ils pas fait la même chose ? Oui, mais Gordon, lui, avait du goût. Il avait une vision carrée, hardboiled. Loin du clip, loin de MTV. Une vision qui ne vieillit pas, proche de Peckinpah.

Presque symboliquement, Gordon commence par lancer John Milius, scénariste ayant déjà fait ses preuves à Hollywood avec des films délicats comme Juge et Hors-la-loi, Jeremiah Johnson et Magnum Force. Nous sommes alors en 1973. Depuis Bonnie and Clyde, le film de gangsters folk, sur fond de Grande Dépression, est à la mode. Scorsese lui-même s’y essaye à peu près au même moment avec Boxcar Bertha. Altman aussi, avec Nous sommes tous des voleurs. C’est justement au film d’Altman qu’il est intéressant de comparer le Dillinger de Milius. Altman, pur cinéaste du Nouvel Hollywood première manière, a rendu volontairement lente et morose son histoire de voleurs de banques. Milius, lui, est déjà en décalage avec son époque : il a un pied dans le passé (le western des années 1940-1950) et un pied dans le futur (le pur film d’action brutal des années 1980). Et c’est tout Dillinger : d’un côté, des gangsters qui se comportent comme une famille paysanne, très fordienne (laconisme, humour simple, amour de la terre, des fêtes de village, des danses folkloriques) ; de l’autre, un rythme sans faille qui enchaîne les séquences de fusillades dantesques.

Là où l’on voit le grand talent de Milius, c’est qu’avec un budget de série B, il donne vraiment une impression de série A par le soin, pour ne pas dire la maniaquerie, avec laquelle il filme la moindre conversation, le moindre mouvement de troupe, la moindre arme, le moindre coup de feu. Dillinger est sans doute son film le mieux découpé, jouant sans cesse avec le hors-champ pour que l’on se sente acculé comme les protagonistes, puis ouvrant l’espace avec lyrisme et douceur, au détour d’un lent panoramique, établissant un contrepoint entre la sauvagerie des hommes et la grâce de la Nature. Voir par exemple la mort de Pretty Boy Floyd (Steve Kanaly). Milius est aidé en cela par une très belle photographie de Jules Brenner.

Évidemment, se pose toujours avec l’auteur de Magnum Force et de Conan le barbare un problème moral : le spectateur un tant soit peu démocrate peut être gêné par ce fétichisme des armes et ce culte des hommes forts. D’autant qu’ici Milius reprend avec talent les motifs lyriques de son cher John Ford (silhouettes solitaires sur horizon dénudé, barrières chancelantes séparant les espaces) pour l’appliquer à des crapules sanguinaires. Mais cette sympathie pas très nette pour les brutes est rattrapée d’une part par la mélancolie propre à Milius (comme lui, ses personnages sont d’un autre temps), d’autre part par un casting entièrement constitué de seconds rôles « à trogne » (même pour les premiers rôles ; voir Warren Oates), ce qui empêche justement de glamouriser le bandit ; enfin, par la construction particulière du film : une alternance incessante entre la violence du gang de Dillinger et la violence des G-Men dirigés par Melvin Purvis (Ben Johnson). Du coup, cette violence répétitive, concentrée sur 107 minutes, devient hallucinante, cauchemardesque. Elle accuse la folie de l’Amérique. Et comme Dillinger au fond de lui-même, on n’en peut plus. On veut que ça s’arrête.

Claude Monnier

Dillinger, en coffret collector DVD/Blu-ray chez Rimini Editions ; bonus : Un héros américain avec Samuel Blumenfeld, journaliste au journal Le Monde, Jacques Demange, critique cinéma à la revue Positif et Olivier Père, directeur de l’Unité Cinéma d’Arte France (26’06) / John Milius et le mythe fordien, interview de Samuel Blumenfeld, journaliste au journal Le Monde (13’31) / Le nouvel horizon de John Milius avec Jacques Demange, critique de cinéma à la revue Positif (9’33) / Le tournage de Dillinger, avec Jules Brenner, directeur de la photo (12’01) / Gangster Originel, avec Lawrence Gordon, producteur (10’08) / Balles et Ballades, avec Barry De Vorzon, compositeur (12’) / Film annonce / Livret de 32 pages.

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L’Exorciste cinquantième anniversaire : le silence du Diable

Par Claude Monnier : Pour commencer, si l’on veut vraiment rendre hommage à ce classique absolu qui souffle cette année ses cinquante bougies, il faut jeter dans les flammes de l’Enfer la version rallongée de 2001 et ne conserver que la version originelle, épurée. En effet, et contrairement à ce que proclame une jaquette mensongère depuis plus de vingt ans, la version de 2001 n’est pas un director’s cut, mais un montage conçu par Friedkin pour faire plaisir à son ami William Peter Blatty, à l’origine du projet. En fait, cette version longue amoindrit le film par des inserts numériques maladroits et des ajouts de scènes redondantes (ce pour quoi Friedkin les avait coupées) : par exemple, en mettant une scène spectaculaire inédite en plein milieu du film (Regan descendant l’escalier telle une araignée), Friedkin brise le lent crescendo vers le spectaculaire finale ; en rallongeant la fin (ajout d’une discussion entre l’inspecteur et le collègue du père Karras), il crée une impression d’épilogue inutile et brise l’impact de la fin abrupte originelle. Bref, Friedkin semble oublier dans cette version de 2001 ce qui fait la spécificité de son art : la concision.

Concentrons-nous donc sur la version d’origine. Est-il utile de dire qu’elle n’a pas pris une ride, même après un demi-siècle ? Oui, et nous le répétons : les films du Nouvel Hollywood sont inaltérables car réalistes et sans concessions : pas de violons sentimentaux, pas de transparences de studio, pas de jeu théâtral, pas de ces choses que nous, cinéphiles, trouvons absolument charmantes mais que le grand public, impitoyable, exécute de sa terrible sentence : « Ça fait vieillot ». Cela ne risque pas d’arriver à Friedkin.

Cinquante ans après sa sortie, pourquoi L’Exorciste est-il toujours aussi fort ? Pour les effets horrifiques impeccables de Dick Smith ? Sans doute, mais cela ne suffit pas. Des horreurs sur l’écran, on en a vu d’autres et de bien pire. L’Exorciste, nous le comprenons seulement aujourd’hui, cinquante ans après, est surtout un film d’amour. Un amour inconditionnel : celui d’une mère pour sa fille (magnifique Ellen Burstyn), celui d’un fils pour sa mère (déchirant Jason Miller), celui d’un prêtre pour l’humanité (le père Merrin). Si le Diable perd (momentanément) à la fin, c’est que sa jeune victime était entourée d’un amour insupportable pour lui. Et c’est en suggérant cela, sans insister, par les nombreux silences de la bande-son, que Friedkin est un immense cinéaste : ce sont les silences de la mère lors des examens médicaux douloureux que subit la petite ; ce sont les silences du père Merrin face à l’ignorance heureuse de ses contemporains ; ce sont aussi et surtout les silences intermittents de Satan, entre deux provocations verbales. Voir son regard lointain d’Ange déchu, plein d’incompréhension face à ces petites créatures aimantes et aimées de Dieu, regard le plus souvent face caméra (nous, spectateurs, sommes alors fixés par lui), notamment lorsque le prêtre arrive dans la chambre. Voir aussi son regard perdu après le meurtre de son adversaire. Comment une petite fille de 13 ans (Linda Blair) a-t-elle pu avoir ce regard de Damné ? Cela tient du mystère.

Par ces non-dits, par ces plans silencieux obsédants (la vieille mère de Karras descendant dans le métro), par cette direction d’acteur intime, douloureuse, et par la rigueur de l’ensemble, il y a du Bergman dans L’Exorciste et ce n’est sans doute pas un hasard si Friedkin a choisi Max von Sydow dans le rôle du celui qui sait. Et qui se tait.

Mais la peur, me direz-vous, mais l’angoisse ? L’Exorciste n’est-il pas censé être le film le plus angoissant du monde ? Oui, et il l’est d’autant plus : car l’angoisse, si l’on réfléchit bien, ce n’est justement que de l’amour. 

Claude Monnier

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Marlowe : le retour de Neil Jordan

Par Claude Monnier : Entendons-nous bien : Marlowe, le nouveau Neil Jordan, n’est pas Chinatown. A contexte identique (Los Angeles, fin des années trente) et à héros similaire (un privé désabusé mais incorruptible), Marlowe n’a pas le formidable cachet d’authenticité du film de Polanski. Malgré son beau cinémascope, le film de Jordan possède même un aspect étriqué qui peine à traduire la connexion géographique entre la Californie et le Mexique, connexion développée ici par une intrigue à base de trafic de drogue. Cet aspect étriqué est dû au petit budget et au choix contraint d’un tournage en Espagne plutôt qu’en Amérique. Comme pour les westerns spaghettis, quelque chose « cloche » pour l’œil du spectateur habitué aux productions américaines, d’autant plus que Jordan, contrairement à Polanski, ne peut filmer l’horizon et les grands espaces environnants (la mer, le désert), si importants en Californie. Le cinéaste choisit donc de se concentrer sur une villa luxueuse, un night-club, un bout de jardin délibérément minable, un bout de pinède.

Pour autant, malgré cet aspect étriqué, Marlowe se suit avec intérêt. Car cette « réduction » plus ou moins forcée pousse Jordan à se concentrer avec un soin maniaque, véritablement fétichiste, sur les objets, les costumes, les gestes, les attitudes, les regards, ainsi que sur les très bons dialogues de William Monahan. Tous les acteurs (Liam Neeson, Diane Kruger, Jessica Lange, Danny Huston, Alan Cumming…) sont d’ailleurs impeccables.

Or, ce soin extrême est peut-être le vrai sujet du film : comme son homonyme conradien, Marlowe navigue au cœur des ténèbres, certes, mais ces ténèbres revêtent ici l’allure capiteuse de la haute bourgeoisie, l’allure du luxe. Le soin extrême de ces gens tirés à quatre épingles, toujours « propres sur eux », soliloquant avec précision et délectation, l’étui à cigarette à la main, ce soin renforce par contraste la pourriture de leur esprit bassement matérialiste, la corruption de leur petit monde. Monde en vase-clos, monde incestueux, aussi bien au sens réel (voir la rivalité sexuelle entre la mère et la fille) que symbolique.

Ce côté incestueux est accusé par l’intrusion d’un élément étranger, un homme qui refuse toute corruption : Philip Marlowe. Ce dernier est un révélateur, presque au sens chimique du terme. De fait, au fur et à mesure que Marlowe avance dans son enquête, l’Enfer se cache de moins en moins et finit par apparaître sous son véritable visage dantesque. Ce sont les deux superbes séquences finales (avant l’épilogue ironique), où, comme dans Le Masque de la Mort Rouge de Poe, les couleurs deviennent tout à coup délirantes : Marlowe, feignant l’évanouissement, se laissant traîner par deux sbires au milieu d’une orgie secrète, sur fond bleuté et rouge ; Marlowe regardant les derniers « rumble fishes » de l’intrigue se déchirer au milieu d’un hangar en flamme. Et là, Jordan retrouve toute l’inspiration baroque de ses anciens films.

Chevalier fatigué mais chevalier quand-même, Philip Marlowe assainit ce monde en se contentant de le traverser. Mais il l’assainit pour un temps seulement. La corruption n’est pas morte dans le brasier final. Elle renaîtra toujours de ses cendres.

Claude Monnier

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Arlington Road

Par FAL : Mark Pellington est ce que les Anglo-Saxons appellent un hyphenate. Littéralement, « un trait d’union ». Autrement dit, dans l’industrie cinématographique, quelqu’un qui collectionne les casquettes : il est tout à la fois réalisateur, acteur, monteur, producteur et scénariste. Mais, malgré cette quintuple polyvalence, son nom ne dit pas grand-chose aux cinéphiles français.

Aux États-Unis, il en va autrement, au moins à cause du film Arlington Road, qu’il a réalisé en 1999. Un thriller à l’intrigue totalement invraisemblable et absurde dans le détail, et dénoncée comme telle par la majorité des critiques, mais son sujet, vingt ans plus tard, est devenu étonnamment « actuel », du fait du 11 Septembre, et, plus encore, du fait de la multiplication des attentats perpétrés sur le sol américain par les white supremacists et de la tentative de coup d’État trumpiste du 6 janvier 2021. (On peut voir – ou revoir – ce film grâce à l’édition Blu-ray/DVD proposée ces jours-ci par L’Atelier d’Images.)

En regagnant son domicile, Michael Faraday (Jeff Bridges), professeur d’histoire à l’université, croise un gamin en sang. Ce vilain garnement, qu’il conduit illico presto à l’hôpital, explique qu’il s’est brûlé en jouant avec des fusées prises dans la réserve familiale de feux d’artifice et normalement destinées aux célébrations du 4 juillet. Faraday découvre que le garçon n’est autre que le fils de ses nouveaux voisins, lesquels le remercient chaleureusement et l’invitent peu après à leur pendaison de crémaillère. Très vite, les rapports se font de plus en plus amicaux.

Toutefois, le doute s’installe peu à peu chez Faraday. Les plans qu’il aperçoit sur le bureau de ce voisin, architecte de son métier (Tim Robbins), sont-ils bien ceux de constructions que celui-ci s’apprête à réaliser ? Ne seraient-ce pas plutôt ceux d’édifices officiels existants qu’il se prépare à détruire ? Et le petit garçon s’était-il vraiment brûlé avec des fusées de feux d’artifice ? N’étaient-ce pas plutôt des explosifs ?

Inutile de raconter la suite de l’histoire, vous la connaissez déjà. Vous connaissez déjà tout, dénouement compris, si vous avez vu Rosemary’s Baby. Efforts désespérés et vains du protagoniste pour convaincre amis et autorités que ses gentils voisins sont en fait de dangereux terroristes – on le prend pour un paranoïaque et on met sa paranoïa sur le compte de son récent veuvage. Réception chez les voisins où les invités sont tous des conspirateurs. Découverte de la véritable identité des voisins dont le nom est en fait un nom d’emprunt. Reprise de la mémorable et inquiétante scène de la cabine téléphonique de Rosemary’s Baby. Polanski pourrait sans doute poursuivre Pellington pour plagiat…

Mais là n’est pas la question. La question est de savoir si on a moralement le droit de réaliser un film sur le terrorisme, menace on ne peut plus réelle, en le construisant et en le mettant en scène exactement comme un film d’épouvante hollywoodien, autrement dit comme une pure fiction. Tout cela, a priori, n’est pas de très bon goût. Inversement, il n’est pas interdit de penser qu’Arlington Road est là pour nous dire que le Mal ne se trouve pas dans les démons ou monstres de romans ou de films sortis de l’imagination d’écrivains, de scénaristes et de réalisateurs – pas seulement en tout cas. Le Mal est d’autant plus terrifiant qu’il est là, déjà là, parmi nous, la plus grande ruse du Diable étant de nous faire croire, comme disait Baudelaire, qu’il n’existe pas.

Frédéric Albert Lévy

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Ridley Scott : passage de relais

Par Claude Monnier : Entre la post-production du gigantesque Napoléon et la préproduction du tout aussi gigantesque Gladiator 2, Ridley Scott, 86 ans, a accepté une commande de la firme Samsung. C’est qu’il ne faudrait pas rester sans rien faire ! Behold, ça s’appelle. Qu’est-ce que Behold ? Il s’agit d’un court-métrage visant à démontrer les qualités photographiques du dernier téléphone de la firme coréenne. Pour cela, Scott a eu carte blanche, comme en 2019, pour la pub du cognac Hennessy (court-métrage de SF de dix minutes qui est tout bonnement ce qu’il a réalisé de plus beau depuis Legend). Il a donc imaginé un petit récit et l’a fait développer par son fils Luke Scott, au sein de sa célèbre agence RSA. Sans doute pour changer d’air entre deux reconstitutions du passé lointain (l’ère napoléonienne, l’Antiquité), Scott a situé son histoire aujourd’hui… dans une cité HLM des quartiers Nord de Marseille ! Sous le regard d’une jeune femme mélancolique, coincée dans son appartement exigu, un adolescent est poursuivi en contrebas par une bande de voyous. Il s’enfonce dans le dédale des sous-sols désaffectés et ténébreux de la cité, puis finit par tomber sur une sorte d’entrepôt délabré où gît un cheval qui semble blessé ; comme Lili dans Legend, le jeune homme chante une chanson au « destrier », qui se redresse peu à peu. On retrouve plus tard le jeune homme et la bête sur un haut plateau montagneux ; le cheval, qui symbolise à l’évidence l’âme humaine, se met à galoper vers le lointain…

Comme on peut le voir, c’est une histoire plutôt naïve mais charmante, qui montre bien ce qui fait la spécificité de Scott : voir de la magie en toutes choses. C’est l’héritage de la grande peinture, qui fait ressortir la Merveille du quotidien le plus prosaïque : un vase, une table, une fenêtre, un coin de jardin, un paysan, une laitière… Pour Scott, cette magie de toutes choses peut être magie noire, et c’est la beauté de l’Enfer (ici la fascination du cinéaste pour les espaces caverneux, enchevêtrés, de la cité), ou magie blanche, et c’est la beauté du Paradis (ici la scène finale, éthérée).

Le plus touchant, finalement, est que ce court-métrage naïf ressemble à l’œuvre d’un jeune étudiant en cinéma, qui testerait rapidement toutes ses idées, dans un environnement proche, par pur amour de la caméra et du mouvement. Mais s’il est insatiable en termes de tournage (c’est la phase qu’il préfère, avec celle du storyboard, qu’il dessine lui-même), Scott est également un très vieil homme qui a atteint, par la force des choses, une certaine sagesse. Il s’agit donc pour lui de passer le relais aux jeunes gens et c’est pourquoi il a accepté avec plaisir la proposition de Samsung : puisque, désormais, on peut obtenir une image de grosse production avec un téléphone portable, lancez-vous ! semble-t-il dire aux étudiants… Vous n’avez plus aucune excuse.

Claude Monnier

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LE SOMMET DU CINÉMA AMÉRICAIN ?

Scorsese, Spielberg, Coppola, Lucas dans les sous-sols du Skywalker Ranch. Photo Annie Leibovitz

Par Claude Monnier : Le Parrain 2e partie (1975), Barry Lyndon (1975), Sorcerer (1977), Voyage au bout de l’enfer (1978), Apocalypse Now (1979), Raging Bull (1980), La Porte du Paradis (1980), Blade Runner (1982)… En l’espace de sept ans se crée dans le cinéma commercial américain une étonnante concentration de films à la fois spectaculaires et amers, qui ne craignent pas d’allier grandeur formelle et anti-héroïsme. Comme un alcool fort qui se conserverait à travers les âges, ces films intransigeants, d’une beauté à couper le souffle, ne vieillissent pas. Comment ce sommet d’audace thématique et esthétique a-t-il été possible et pourquoi n’a-t-il pas été renouvelé à ce jour ? Explication.

Élévation

Pour rester dans le cinéma parlant anglo-saxon, la première pierre de ce que l’on pourrait appeler « l’épique désenchanté » (film cher, ample et antihéroïque) est posée par David Lean avec Lawrence d’Arabie (1962) : par sa perfection technique absolue, son refus des transparences de studio, son personnage principal troublé, son amertume finale, ainsi que par ses visions contemplatives, hallucinées, Lawrence d’Arabie est vraiment la matrice plus ou moins avouée des films mentionnés en ouverture et David Lean le père (britannique) des Kubrick, Coppola et autres Cimino des années 1970. La deuxième pierre est évidemment posée en 1968, avec 2001 : l’Odyssée de l’espace, spectacle philosophique et techniquement novateur, qu’on ne présente plus. Il s’agit probablement du plus grand film de l’Histoire du cinéma. Un film à part, presque non-terrien. Un film-Dieu qui contemple les autres de loin et leur sert de phare : ce que Jodorowsky rêvait de faire en 1975 avec Dune… Kubrick l’avait déjà fait en 1968. Toutefois, n’oublions pas que le monolithe 2001 est secondée à la même époque par un spectacle tout aussi inhabituel, bien que plus immédiatement « divertissant » et mouvementé : La Horde sauvage (1969). Dans un genre héroïque par excellence (le western), le film de Peckinpah est une vraie révolution par son réalisme cru et ses personnages antipathiques (dans cette révolution antihéroïque, nous n’oublions pas Sergio Leone, qui a précédé Peckinpah, mais Leone ne travaillait pas pour Hollywood). Non seulement La Horde sauvage lance officiellement le Nouvel Hollywood, au même titre que Bonnie and Clyde (1967) et Easy Rider (1968), mais lui n’a pas vieilli d’un iota. Et il met fin définitivement à la censure en matière de jurons et de tétons. De plus, le film reste, à sa manière, un grand spectacle décomplexé (explosions et fusillades dantesques), comme Apocalypse Now.

En cette fin des années 1960, les conditions socio-historiques et techniques sont donc réunies pour amener le fameux sommet de 1975-1982 : rejet du vieux monde traditionnel par les nouvelles générations, amélioration technique des effets spéciaux grâce à Kubrick et son assistant Douglas Trumbull, amélioration de la bande sonore grâce à des ingénieurs comme Walter Murch, influence du réalisme « documentaire » des Nouvelles Vagues européennes, fin définitive des Moguls du Vieil Hollywood, fin officielle de la censure.

Malgré la contre-offensive du grand spectacle traditionnel (voir la vague des films-catastrophes dans la première moitié des années 1970), les cinéastes du Nouvel Hollywood, forts de leur triomphe commercial avec des budgets relativement raisonnables (French Connexion, Le Parrain 1e partie, L’Exorciste, Les Dents de la mer), se lancent dans l’aventure de leur vie, à la fois grandiose et intellectuellement provocatrice : crasse perpétuelle, crapules antipathiques et vide existentiel (Sorcerer), banlieusard ordinaire fuyant ses responsabilités familiales pour l’Ailleurs (Rencontres du troisième type), musicien égocentrique rejetant pathologiquement la réalité pour l’art (New York New York), vétérans taiseux et traumatisés (Voyage au bout de l’enfer), fous furieux qui cassent tout (1941), soldats paumés et/ou mégalos dans une guerre du Vietnam évoquant un fantasme de Fellini, avec sosie de Mussolini à la fin (Apocalypse Now), sale con jaloux et violent (Raging Bull), lutte des classes dans la boue de l’Histoire (La Porte du Paradis)… Provocation dans le fond et provocation dans la forme, comme par antithèse : toutes ces aventures spectaculaires et/ou violentes sont transfigurées par une image sublime, accusant l’absurdité des comportements face à la poésie du monde. Les directeurs de la photo Vilmos Zsigmond et Vittorio Storaro règnent en maître.

Kubrick n’est pas du Nouvel Hollywood mais il profite de l’audace ambiante pour lancer Barry Lyndon et Shining (1980) sur le même principe : forme sublime pour naufrage humain. Kubrick étant Kubrick, Barry Lyndon va plus loin, en beauté spectaculaire et en amertume, que tous les autres chefs-d’œuvre cités.

Durant cette période, le cas de George Lucas est passionnant. Lui fait bien partie du Nouvel Hollywood et son idéal, sans doute, aurait été de faire le cérébral THX 1138 (1971) à une échelle grandiose. Mais il doit se contenter d’un petit budget et subit un tel rejet du public qu’il devient très consciemment le chef de file de la contre-offensive héroïque : Star Wars (1977) est bien une réaction à la violence amère du Nouvel Hollywood, le retour du preux chevalier. Seulement voilà : Lucas est aussi un génie visionnaire et son Star Wars va considérablement participer, de par les ingénieurs brillants qui y participent (Richard Edlund, John Dykstra, Ben Burtt…) à la perfection technique qui va suivre pendant six ans, jusqu’au Retour du Jedi (bond en avant du son multipistes, amenant un nouvel âge d’or de la musique symphonique hollywoodienne – c’est le règne de John Williams et Jerry Goldsmith ; apogée des effets spéciaux analogiques). Et Lucas lui-même se laissera porter par l’amertume ambiante en faisant de L’Empire contre-attaque le plus freudien, le plus sombre, et donc le plus intéressant des Star Wars (L’Episode III de 2005 est également sombre mais, de par l’artificialité des images de synthèse, il n’a pas la « tangibilité » fascinante de L’Empire contre-attaque).

A ce titre, beaucoup de films fantastiques et/ou de S.F de l’époque bénéficient de l’ambition philosophique de Kubrick et consorts : c’est la vague magnifique qui comprend Alien (où l’Inconscient devient Matière), Excalibur (où la Légende devient ésotérique), Star Trek le film (où l’Homme devient Dieu), Blade Runner (où le Robot devient Homme), The Thing (où le Connu devient l’Autre), Conan le barbare (où la force devient malédiction). De manière intéressante, tous ces films sont issus du Nouvel Hollywood (la plupart ont été imaginés et écrits à la fin des années 1970), sans vraiment en faire partie, puisqu’ils sortent presque tous après La Porte du Paradis, qui met fin à la période. En quelque sorte, ils sont bénis car ils ont le meilleur des deux périodes qui les entourent : l’audace adulte du Nouvel Hollywood et la magie immédiate du divertissement adolescent. Le génie lumineux d’E.T. (1982) met fin à ce génie sombre et spectaculaire des années 1975-1982.

Déclin ?

A partir d’E.T. et de ces recettes faramineuses qui confirment les « théories » de Lucas en 1977 (le public a changé), les producteurs emboîtent le pas et le grand spectacle vise uniquement les adolescents. Certains films sont toujours géniaux (les films d’action et/ou de S.F de Zemeckis, McTiernan, Cameron, Verhoeven), ils peuvent même être amers et sarcastiques (Verhoeven), mais ils ne sont pas contemplatifs, ils ne visent pas à la poésie ou à la métaphysique immédiate. Dans Blade Runner par exemple, il y a des moments de latence et d’ennui existentiel qui laissent aujourd’hui bouche bée… On se croirait presque chez Jerry Schatzberg ! Outre le triomphe commercial d’E.T., et des Aventuriers de l’Arche perdue un an plus tôt, le mandat réactionnaire et triomphaliste de Reagan (1980-1988) fera beaucoup, au fur et à mesure de la décennie, pour modifier le goût du public, celui-ci préférant le mouvement ascendant au mouvement descendant. Le public ne veut plus de ces fins réalistes en forme de délitement que nous offrent, à part exception, les grands spectacles des années 1975-1982 : solitude totale de Michael Corleone ou de Conan, misère de Barry Lyndon, semi-folie du convoyeur de Sorcerer ou du soldat d’Apocalypse Now, médiocrité de Jake La Motta, etc. Certains cinéastes ayant connu ce grand spectacle audacieux et adulte tentent de lui courir après, et les résultats sont toujours passionnants : Leone avec le gangster médiocre d’Il était une fois en Amérique (1984), Forman avec le Mozart tourmenté d’Amadeus (1984), Hudson avec le Tarzan malheureux de Greystoke (1984) et le peuple perdu de Révolution (1985), Bertolucci avec le monarque fantoche du Dernier Empereur (1987), De Palma avec sa superbe « trilogie Actors Studio » Scarface (1984), Outrages (1989) et L’Impasse (1993), trilogie construite sur des personnages totalement dépassés par la situation, Stone avec le tragique Nixon (1995)… Kubrick lui-même, évidemment, avec le nihiliste Full Metal Jacket (1987) et surtout Eyes Wide Shut (1999), voyage intérieur et nocturne aux proportions presque cosmiques.

Le cas de Spielberg est un des plus significatifs : son amitié avec David Lean dans les années 1980 et avec Kubrick dans les années 1990 va lui donner le courage de quitter le « confort » des Indiana Jones produits par Lucas. C’est par mauvaise conscience envers Indiana Jones et le Temple maudit (1984), film qu’il rejette pour sa violence gratuite, que Spielberg va se lancer dans le beau mélodrame La Couleur pourpre (1985). Mais ce dernier est encore un film « ascendant », positif (d’où son succès auprès du public des années 1980). La fréquentation de Lean lui donne l’ambition de l’égaler (ou presque) avec la fresque amère Empire du soleil (1987). Plus tard, sous l’influence de Kubrick qui lui lègue le projet avant de mourir, il donnera l’un des sommets du grand spectacle philosophique, sombre et contemplatif : A.I. (sorti en… 2001, ça ne s’invente pas !). Pourtant, il n’osera pas aller plus loin par la suite : La Guerre des mondes et Munich (tous deux de 2005) sont sombres mais pas contemplatifs. Lincoln (2012) est extrêmement ambitieux, ouvertement cérébral (on est dans la pensée d’un génie politique et tacticien), mais sans « délitement » provocateur : malgré la mort tragique du grand homme, le film s’ouvre vers l’avenir.

Aujourd’hui, le grand film antihéroïque est toujours présent à Hollywood, mais de manière très sporadique, et surtout sans les conditions techniques et socio-historiques qui pourraient le soutenir : au cours des années 2000 et 2010 (essor de l’ère super-héroïque Marvel), le public étant essentiellement adolescent, les films chers ne peuvent se permettre la lenteur, la contemplation et l’amertume. De fait, des spectacles audacieux comme Alexandre (2004), The Fountain (2006), There Will Be Blood (2007) ou The Tree of Life (2011) ne rencontrent pas vraiment leur public. On se demande d’ailleurs par quel miracle A.I. a pu avoir du succès au box-office. Peut-être parce qu’il sort juste avant le grand tsunami de fantasy et de super-héros (qui va de 2002 à nos jours)…

A sa manière, Christopher Nolan essaie bien de faire du grand spectacle intellectuel et complexe, mais ce sont souvent des films positifs, héroïques (ses hommes d’action, pour fermés qu’ils soient, sont au fond des boy-scouts) et donc faussement audacieux. Attendons toutefois Oppenheimer qui pourrait changer la donne. Scorsese vise l’ampleur et la remise en cause du rêve américain dans Gangs of New York (2003) et Aviator (2005) mais Leonardo DiCaprio n’a pas la rugosité et l’ambiguïté suprême du De Niro des années 1970. Quant à la fresque The Irishman (2019) du même Scorsese, il y a bien De Niro mais, là encore, les trucages numériques qui le rajeunissent ont déjà vieilli en l’espace de trois ans ! Autre film ambitieux qui évoque 1941 par sa charge satirique (délibérément) épuisante, charge qui touche presque à l’absurde « métaphysique » : Babylon (2022) de Damien Chazelle… mais cette fois le public américain, lassé par les années de pandémie, préfère rester à la maison pour regarder les séries en streaming !

D’autres grands spectacles audacieux se profilent dans un futur proche : Horizon de Kevin Costner (mais cette saga westernienne grandiose sur les pionniers devrait être logiquement « ascendante », donc en quelque sorte « déjà vue »), Napoléon de Ridley Scott (mais cette superproduction gigantesque et logiquement « descendante » fera l’essentiel de sa carrière sur un petit écran), Megalopolis de Coppola (film qu’on devine ultra complexe dans son parallèle permanent avec la Rome antique, mais son environnement numérique ne lui donnera sans doute pas le superbe cachet d’authenticité d’Apocalypse Now).

Toutefois, dans le futur, il est tout à fait possible que les conditions techniques, artistiques et socio-historiques soient à nouveau réunies pour créer un nouvel âge d’or créatif, où les cinéastes feront encore mieux que leurs confrères des années 1975-1982. C’est d’ailleurs ce que nous enseigne Coppola depuis ses débuts : gardons-nous d’insulter l’avenir…

Claude Monnier

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Trois jours à vivre

Par FAL : L’amnésie étant, avec le bon sens, la chose du monde la mieux partagée, les critiques qui, il y a quelques mois, se sont pâmés devant le film de François Ozon Mon crime ont bien signalé qu’il s’inspirait d’une pièce de théâtre, mais ont omis de préciser que le sujet avait déjà été traité au cinéma en 1958 – et plus subtilement peut-être – dans le film de Gilles Grangier Trois jours à vivre.

Dans Mon crime, le point de départ est la revendication par une actrice d’un crime qu’elle n’a pas commis, moyen pour elle – même si, modernité oblige, on a cru bon d’ajouter un peu de sauce #MeToo dans l’affaire – d’obtenir la célébrité qu’elle n’arrive pas à acquérir par son métier. Même schéma dans Trois jours à vivre, à ceci près que le personnage central, Simon, (Daniel Gélin), lui aussi comédien en mal de gloire, ne s’accuse pas d’avoir commis un crime, mais, seul témoin d’un meurtre, prétend reconnaître l’assassin dans ce Lino que la police lui présente (Lino Ventura) alors même qu’il voit bien que cet homme n’est pas le bon. Mais qu’importe après tout ? L’individu qu’il accuse est de toute façon peu recommandable et le fait pour lui d’être cité dans les journaux comme étant l’homme grâce à qui on a pu retrouver le coupable le fera sortir de l’anonymat auquel le cantonnent les seconds rôles qui ont été son lot jusqu’à présent. Plan parfait, si ce n’est que, quelques mois plus tard, le faux coupable, qui est de fait du genre coriace, s’évade de prison et promet de devenir vraiment un assassin en venant occire trois jours plus tard (d’où le titre) son perfide accusateur. Trois jours ? Pas tout de suite ? C’est que la vengeance ne serait pas complète s’il ne le faisait d’abord mourir à petit feu.

Le film est « vendu » comme un polar de la même eau qu’Échec au porteur du même Gilles Grangier, réédité il n’y a pas si longtemps en Blu-ray chez le même éditeur (Pathé). Mais François Guérif a plus que probablement raison de se demander dans le bonus qui accompagne le film si Grangier ne se moque pas éperdument de l’intrigue policière, le dénouement proposé étant d’ailleurs, non pas confus, mais très ambigu. En réalité, c’est toute la question de l’identité qui se pose à travers cette histoire de faux témoignage située, comme par hasard, dans le milieu du théâtre. Simon est en tournée en train de jouer Lorenzaccio quand Lino s’évade et se lance à sa poursuite, et les intrigues du drame de Musset (qui, soit dit en passant, a donné lieu il n’y a pas si longtemps à une adaptation intitulée Prenez garde à son petit couteau) peu à peu se confondent dans son esprit avec l’imbroglio inextricable dans lequel il s’est fourré en s’attribuant le « rôle » de témoin justicier. Tout devient (ou se révèle ?) faux, à commencer par la liaison amorcée avec une de ses partenaires (Jeanne Moreau). S’aiment-ils vraiment, ou font-ils simplement semblant de s’aimer pour se rassurer l’un et l’autre sur leur pouvoir de séduction ? Et, au fond, sont-ils les seuls à faire semblant en ce bas monde ?

Trois jours à vivre est un film tourné avec pas grand-chose, mais qui, même si les dialogues sont signés Audiard, n’en est pas moins une parfaite illustration des deux vers de Shakespeare dans Comme il vous plaira : « All the world’s a stage / And all the men and women merely players ».

Frédéric Albert Lévy

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Un Américain bien tranquille de Joseph L. Mankiewicz : matrice du Nouvel Hollywood ?

Par Claude Monnier : Même s’il n’est pas le plus connu des films de Joseph L. Mankiewicz, Un Américain bien tranquille (1958) constitue une étape capitale dans l’histoire de la modernité hollywoodienne. La modernité hollywoodienne, c’est bien sûr cette période, popularisée par Peter Biskind sous le nom de « Nouvel Hollywood », qui commence en 1967 avec Bonnie and Clyde et s’achève en 1980, avec La Porte du Paradis. Période de provocation thématique et formelle, influencée par les Nouvelles Vagues européennes. Cette modernité avait eu quelques signes annonciateurs dans le Hollywood classique des années cinquante : notamment le cinéma verbal, ironique et antihéroïque de Mankiewicz, cinéma lui-même influencé par le Citizen Kane (1941) de Welles. Du reste, comme le frère aîné de Joseph L., Herman J., est le scénariste de Citizen Kane, on constate avec amusement que la fratrie Mankiewicz est à l’origine d’une sacrée révolution ! Leur immense culture littéraire et leur cynisme à l’égard des clichés d’Hollywood en sont sans doute les causes…

En tant que production indépendante construite en flash-backs désenchantés, La Comtesse aux pieds nus (1954) était déjà une attaque acerbe du rêve hollywoodien, et donc un grand pas vers la modernité. Mais la matière restait le mythe, en l’occurrence la star Ava Garder qui, en dépit de ses fêlures, restait sublime. Un Américain bien tranquille va plus loin : la forme est toujours ample, à gros budget (le cadre étant celui de la Guerre d’Indochine, vue depuis Saigon), mais le contenu est délibérément médiocre, poisseux : un journaliste britannique vieillissant, alcoolisé et cynique (Michael Redgrave), couvre sans conviction cette guerre coloniale doublée d’une guerre civile, tout en essayant de ne pas se faire voler sa compagne vietnamienne (Giorgia Moll) par un jeune Américain idéaliste et séduisant (Audie Murphy). Dès le départ, le jeune Américain est montré à l’état de cadavre et le vieil Anglais retrace sa rencontre avec lui, dans un flash-back introspectif plein de mauvaise conscience.

Evidemment, cette audace antihéroïque était déjà dans le roman de Graham Greene. A ce titre, il est toujours un peu triste de constater, sur le plan du réalisme cru, le retard considérable du cinéma par rapport à la littérature. Mais c’est que le cinéma américain a un « handicap » : contrairement au roman, il coûte cher et doit donc rentrer dans ses frais, en plaisant à un large public, afin de pouvoir survivre. De plus, contrairement aux romanciers du XXe siècle, les cinéastes d’Hollywood sont soumis à la censure. Mais ce handicap contient en lui sa propre force : en filmant à grande échelle la « chair » des acteurs et du monde, en les fixant et en les immortalisant sur l’écran, le cinéma à gros budget fait réfléchir le spectateur à l’environnement et à la condition humaine tout autant, sinon plus, qu’un roman. Comme le disait en substance Éric Rohmer (qui adorait Un Américain bien tranquille), dans un roman ou une peinture, il y a totalement le regard d’un homme. Dans un film, via la mécanique objective de la caméra, il y a surtout le regard de Dieu. De fait, au-delà de l’intrigue policière (qui a tué ce jeune Américain ?), au-delà même des dialogues brillants qui ne sont qu’un masque, que voit-on vraiment dans Un Américain bien tranquille ? Nous voyons une ville coloniale qui se désagrège et, au cœur de cette ville, un homme vieillissant qui se bat pathétiquement, inutilement, pour rester jeune, tout en faisant mine d’être indifférent à ce qui l’entoure.

La magie de l’écran cinématographique, c’est que cette ville est à la fois la vraie Saigon et toutes les villes de « fin de règne ». La magie, c’est que cet Anglais vieillissant est à la fois le personnage et Michael Redgrave, que cet Américain à la jeunesse insolente est à la fois le personnage et Audie Murphy, que cette jeune femme pleine de fraîcheur est à la fois la Vietnamienne et Giorgia Moll (dès lors, peu nous importe que Giorgia Moll ne soit pas Vietnamienne, seule compte la fraîcheur).

Un Américain bien tranquille chez Rimini ; combo DVD + Blu-ray ; bonus : présentation par N.T. Binh, spécialiste de Joseph L. Mankiewicz (40 min).

La grandeur du cinéma, c’est d’être un documentaire sur la fiction qu’il représente. Etonnez-vous après cela que Godard ait mis Un Américain bien tranquille en tête de ses films préférés de 1958 !

Claude Monnier

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Ciné Pop-Corn : 1975-1995

Par FAL : Quand vous abordez Philippe Lombard pour lui parler de son dernier livre, il vous interrompt tout de suite pour vous demander : « Lequel ? » Car ce Lucky Luke du livre de cinéma écrit plus vite que son ombre et a toujours plusieurs marmites sur le feu. Les mauvais esprits diront qu’il creuse toujours le même sillon, celui de la petite histoire du cinéma. Ce n’est pas faux, mais le sillon est long, large, inépuisable, et, très franchement, on ne s’en lasse pas.

Ciné Pop-Corn 1975-1995, sous-titré Les Vingt Glorieuses de Hollywood, est une espèce de scrapbook rassemblant anecdotes, citations extraites d’interviews ou de dialogues de films, quiz destinés à tester la culture cinématographique du lecteur, et qui, malgré son aspect a priori disparate, renforcé par une maquette un brin fofolle, n’en est pas moins organisé chronologiquement et par thèmes. Évidemment, toutes les citations ne méritent pas d’être apprises par cœur, ne serait-ce que parce qu’elles sont empruntées à la VF des films, et donc dans une version parfois un peu maladroite et souvent plus vulgaire que la VO. Mais une simple phrase empruntée à une interview suffit parfois à révéler le caractère d’un individu. Michael Caine explique qu’il n’a jamais vu Les Dents de la mer IV, mais qu’il est heureux de vivre dans la maison qu’il a pu s’offrir grâce à ce film dont on lui a dit le plus grand mal. Traité de connard par le coordonnateur de cascades Vic Armstrong, James Cameron, loin de s’en offusquer, reconnaît que c’est effectivement le terme qui le qualifie le mieux quand il exerce ses fonctions de metteur en scène sur un plateau.

Quant aux anecdotes développées sur toute une page, elles aussi sont d’une portée inégale, mais elles montrent à quel point tout film, si simple et si limpide semble-t-il, est l’aboutissement d’un long processus rempli de détours souvent inattendus. Pretty Woman, transformé en un véritable conte de fées à partir du moment où Disney prit l’affaire en main, s’intitulait au départ 3000. 3000 pour 3000 dollars, prix à payer pour pouvoir passer une nuit avec l’héroïne de l’histoire, ce qui laisse à penser que la première version du scénario était d’une tonalité nettement moins romantique.

Philippe Lombard, Ciné Pop-Corn 1975-1995, Hugo-Image, 12€.

Furent-elles vraiment « glorieuses », ces vingt années 1975-1995 ? Un William Friedkin vous dirait sans doute que le cinéma était bien mieux avant cette période. Mais une chose en tout cas est sûre. Karate Kid, Indiana Jones, Rambo, Rocky, Star Wars, Retour vers le futur… Comme l’auteur lui-même a l’amabilité de le rappeler, l’essentiel de la matière de cet ouvrage recoupe dans une très large mesure ce qui faisait il y a un tiers de siècle les beaux jours – et les couvertures – d’une revue nommée Starfix.

Frédéric Albert Lévy

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Sentimentalement vôtre

Par FAL : Parce que Carol Reed s’est inscrit dans l’histoire du cinéma comme le réalisateur du Troisième Homme, on a tendance à oublier ses autres films, et en particulier son dernier, que certains considèrent même comme son film « de trop ». Il est vrai que, même si le scénario est dû à Peter Shaffer, auteur d’Amadeus et d’Equus, Sentimentalement vôtre se présente a priori comme une comédie gentillette, mais un peu simplette, construite sur le thème rebattu de la jalousie. Un banquier londonien (Michael Jayston), voyant sa jeune épouse américaine (Mia Farrow) se comporter de plus en plus étrangement, décide de la faire suivre par un détective privé (interprété par Topol, le héros d’Un violon sur le toi). Car il ne se fait guère d’illusions : si sa femme rentre aux heures auxquelles elle rentre, ce n’est pas seulement parce qu’elle porte en elle une excentricité américaine ; c’est qu’elle a un amant.

En réalité, elle n’a pas d’amant, et la seule liaison, au demeurant purement platonique, qu’elle va entretenir est avec cet homme mystérieux qui la suit où qu’elle aille (le titre anglais du film est Follow Me), et qui, évidemment, n’est autre que le détective privé. L’ensemble de l’histoire est donc construit sur le principe du gag, puisque, comme on sait, il y a gag quand un homme, en voulant éviter un pot de peinture, fait un mouvement qui a précisément pour effet d’entraîner la chute du pot de peinture. (Le principe est d’ailleurs le même quand l’homme en question se nomme Œdipe, et donc dans le registre tragique, à cette différence près que, à la fin d’une tragédie, on meurt).

Mais, au-delà de ce twist comique, on retiendra de Sentimentalement vôtre au moins deux éléments. D’abord, le rôle majeur de la ville. Londres, où l’héroïne ne cesse de déambuler, est ici ce que Vienne était dans Le Troisième Homme, et c’est aussi pour Reed l’occasion de célébrer ses retrouvailles avec son pays natal après une assez longue parenthèse – un assez long exil ? – aux États-Unis. Qui a connu l’Angleterre au début des années soixante-dix ne peut pas ne pas éprouver une certaine nostalgie en découvrant ce travelogue urbain.

Ensuite – et on ne nous reprochera pas de donner la clef de l’énigme puisque le « suspense » ne dure guère longtemps –, il y a le fond même de l’histoire. Pour tromper l’ennui qu’elle éprouve à (ne pas) vivre avec son banquier de mari accaparé par ses activités professionnelles, l’héroïne passe le plus clair (en l’occurrence, le plus sombre) de son temps au cinéma, en choisissant de préférence des films de la Hammer (dont un Frankenstein avec Peter Cushing), l’épouvante distillée sur l’écran étant finalement plus distrayante et bien moins épouvantable que l’ennui de sa vie quotidienne de femme au foyer.

Sentimentalement vôtre, Blu-ray et DVD chez Elephant Films.
(Titre anglais : Follow Me ; titre américain : The Public Eye, jeu de mots sur private eye,
expression qui désigne un détective privé.)

By Jove, n’avons-nous pas dit que l’héroïne était interprétée par Mia Farrow ? On l’aura compris : il y a fort à parier que Woody Allen avait vu Sentimentalement vôtre quand il a imaginé sa Rose pourpre du Caire, qui n’en est finalement que le prolongement. Reste à savoir d’ailleurs si ce prolongement était bien judicieux : en faisant sortir les acteurs de l’écran, Woody Allen crée bien une situation, mais dont il n’arrive pas vraiment à se dépatouiller : comme bien souvent, il nous offre comme dénouement une très unhappy end (un retour pur et simple, pour la misérable héroïne, au statu quo ante). Carol Reed, sans jamais s’écarter de la réalité, suggère qu’il n’est peut-être pas impossible de changer celle-ci, ou tout au moins de l’infléchir dans le bon sens, et que donc le merveilleux est à notre portée.

Frédéric Albert Lévy

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