Je n’irai pas revoir mon Normandie

Par FAL : À une certaine époque de sa vie, Bernardo Bertolucci s’était installé à Paris parce que, avait-il expliqué, c’était dans cette ville qu’il pouvait, du fait du nombre de cinémas et de leur programmation, satisfaire le mieux son appétit cinéphilique (l’Italie, entre autres, ne connaissait pas la VO). Il n’est pas sûr qu’il accomplirait la même démarche aujourd’hui. Après le Marignan, sur les Champs-Élysées, c’est le Normandie, l’une des plus belles salles de Paris, qui fermera ses portes définitivement d’ici quelques semaines. Autrement dit, de la même façon qu’on a vu le boulevard Saint-Michel perdre au fil des ans la plupart de ses librairies à la faveur de boutiques de fringues ou de néfastefoudes, on voit les Champs perdre ce qui constituait, et pour les Parisiens et pour les touristes, un de leurs pôles d’attraction pour devenir en définitive un grand centre commercial réservé uniquement aux produits de luxe.

Sur les réseaux sociaux, on ne compte plus les déchaînements contre les Qatari, ces féroces soldats qui, non contents de s’emparer de nos équipes de football, seraient aussi responsables de cette désertification cinématographique : c’est le loyer monstrueux imposé au Normandie – car, oui, les murs de cette salle appartiennent à des Qatari – qui a rendu son exploitation impossible.

Franchement, toutes ces considérations économico-politiques nous passent au-dessus de la tête et nous serions bien incapable de dire dans quelle mesure elles sont pertinentes. En revanche, nous retenons une chose : si l’on en croit certains chiffres officiels, en quelques années, la fréquentation du Normandie a diminué des deux tiers (on est passé de 450000 spectateurs à 150000). Et l’on est donc amené à penser que, même si des éléments extérieurs ont pu entrer en jeu dans cette affaire, les causes de la dégringolade pourraient bien être à chercher dans l’objet cinéma lui-même.

On comprend aisément la frustration et la tristesse du directeur du Normandie et l’on salue sa décision de livrer un baroud d’honneur avant la « dernière séance » – plusieurs grands noms du cinéma américains, dont Tom Cruise, pourraient venir honorer la salle de leur présence –, mais cette « fermeture définitive » signifie-t-elle pour autant la fin des haricots cinématographiques ?

Ne serait-ce pas, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une victoire de la cinéphilie ? Bien entendu, avec la multiplication des chaînes de télévision, des plates-formes VOD, des Blu-rays et tutti quanti, la situation est devenue si compliquée qu’elle rend toute analyse globale difficile, sinon impossible, mais la réalité est là : avec la meilleure volonté du monde, un cinéphile, un vrai, ne saurait se satisfaire de ce que les salles parisiennes mettent à sa disposition. Certes, nous voyons débouler depuis quelque temps une vingtaine de nouveaux films chaque semaine, mais c’est bien là le drame : un cinéphile ne s’intéresse pas simplement aux nouveaux films. Il aime bien aussi réviser ses classiques ou, nouveauté pour nouveauté, aller voir ailleurs ce qui se passe. Or, à part l’increvable Champo et quelques salles qui se comptent sur les doigts d’une main, quelle salle à Paris reprogramme aujourd’hui une comédie de Buster Keaton, un film de Kurosawa, un western (américain ou italien), un musical de l’âge d’or, un Mario Bava ? Netflix est à maints égards criticable et ne fait pas trop dans le « classique », mais c’est là qu’on peut découvrir sans difficulté des films indiens, polonais ou scandinaves, récents ou moins récents. Le temps n’est plus où les étudiants du Quartier latin séchaient les cours pour aller voir un Blake Edwards aux Trois Luxembourg à la séance de 10h. Malgré la crise que traverse actuellement la vidéo sur support physique, une grande partie de l’actualité cinématographique se joue dans les sorties Blu-ray ou HD, les travaux de restauration de plus en plus poussés conférant à de vieilles choses une étonnante nouvelle jeunesse.

C’est Toscan du Plantier qui disait fort justement que, si le cinéma n’allait pas bien, les cinémas pris dans leur ensemble – et par là il n’entendait pas les salles, mais bien sûr tous les nouveaux supports – étaient plutôt en bonne santé.

Et qu’on ne nous sorte pas, par pitié, le couplet convenu sur la communion religieuse qu’on ne pourrait trouver que dans une salle ! Avant l’invention de l’imprimerie, la lecture passait par des récitations publiques. Cela avait sans doute son charme, puisque Luchini maintient cette tradition, mais Gutenberg a prouvé que la lecture pouvait être aussi une affaire individuelle. Ou, comme on dit aujourd’hui, intime.

Frédéric Albert Lévy

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