
Par Claude Monnier : Le cinéphile starfixien a de quoi s’inquiéter. A l’instar de West Side Story, du Dernier duel, de Nightmare Alley et de The Fabelmans, Babylon a été un bide aux States. Que va-t-il advenir de ce type de divertissement adulte, cher à notre cœur, si les seules tentatives du genre se soldent par un échec systématique ?

Seul moyen de s’en sortir pour nos grands auteurs : réfléchir aux raisons profondes de ces fours répétés. Une piste possible : tous ces films sont, chacun à leur manière, des films d’époque. En dehors de la pandémie et de la crise économique, qui sont bien sûr des facteurs importants, c’est peut-être ce côté « ancien » qui a rebuté le public et lui a donné l’impression qu’il allait s’ennuyer. James Cameron l’a bien compris et ne se risquerait plus, aujourd’hui, à réaliser un Titanic. Le style rétro n’est pas à la mode en ce moment, du moins au cinéma.

Cela dit, il faut reconnaître que l’échec américain de Babylon n’est pas étonnant : malgré l’impressionnante maestria du film, les gens n’ont pas forcément envie d’aller voir trois heures d’orgie, d’hystérie, de drogue, de dépression, de scatologie, le tout dans un contexte historique qui n’intéresse plus guère : le passage du muet au parlant.

Ainsi, après le triomphe de La La Land et le succès d’estime de First Man, Damien Chazelle a eu carte blanche. Et il s’est fait plaisir. Résultat : en digne héritier des cinéastes des années soixante-dix, il vient de faire son 1941 ! Du délire total, à la limite de la parodie. Le glauque en plus. Babylon est en effet une fresque californienne apocalyptique qui raconte le destin croisé de plusieurs personnages : un jeune Mexicain qui rêve de travailler à Hollywood (Diego Calva), une fille des rues qui veut à tout prix de devenir une star (Margot Robbie), un trompettiste noir qui devient une vedette malgré lui (Jovan Adepo), et une star sur le retour, totalement désemparée par l’arrivée du parlant (Brad Pitt). Mais si cette histoire d’ascension et de chute n’a rien d’original, le traitement de Damien Chazelle est complètement fou : prenant le parti de l’anachronisme provocateur (proche de Baz Luhrmann), Babylon est une descente aux enfers fondée sur le principe de la boucle : caméra qui tournoie au milieu des orgies dantesques, gros plans répétés sur la trompette hurlante du jazzman, montage itératif (souvent hilarant) sur les longues journées de tournage, faites de stagnations impuissantes et de soudaines frénésies, final qui reprend ad nauseam toutes les images du récit (et celles d’autres films), dans un maelstrom de couleurs qui évoque la Porte des étoiles de 2001…

Malgré ce style éprouvant, le film fascine par la prestation intense des comédiens et surtout par la photographie extraordinaire de Linus Sandgren, d’un naturalisme digne de Gregg Toland ou Vilmos Zsigmond. On n’oubliera pas de sitôt le crépuscule au sommet de la colline, pendant les dernières minutes d’un tournage épique, ni cette plongée de la caméra dans un bunker souterrain, où la mafia locale organise de terribles orgies, au milieu de monstres divers. D’ailleurs, arrivé à ce point d’horreur et de ténèbres, il faut avouer qu’on ne sait pas trop où Chazelle veut en venir : tout le monde, riches, pauvres, hommes, femmes, en prend pour son grade… Est-ce pour mieux encenser la pureté de l’art cinématographique qui surnage au-dessus de ces immondices ? Est-ce au contraire pour se moquer des mensonges du cinéma classique ? Est-ce la métaphore d’une fin du monde annoncée ?…
Sur la fin, Chazelle semble même s’épuiser : toutes les séquences de conclusion ne sont pas sans clichés, y compris dans la mise en scène (la scène de la salle de bain avec Brad Pitt, la projection rétrospective du type Cinéma Paradiso). Seule la destinée de Margot Robbie, parce qu’elle est suggérée et non montrée, est vraiment intéressante. C’est du non vu après du trop vu. Et ça glace le sang. Mais une chose est sûre : si Chazelle n’a pas encore la maîtrise totale de Scorsese sur Casino, autre fresque « babylonienne », il est sans nul doute le jeune cinéaste le plus brillant et ambitieux qui soit apparu ces dernières années dans la Cité des Anges. Un conseil : n’attendez surtout pas de voir Babylon sur un petit écran.
Claude Monnier
Suivez toute l’actualité de STARFIX
STARFIX est une marque déposée par STARFIX PRODUCTIONS