
Par Claude Monnier : Voilà enfin le film autobiographique de Steven Spielberg, ce Growing up ou cet After School annoncé depuis plus de quarante ans. Racontant sa jeunesse cinéphile au milieu d’une famille juive de la classe moyenne, et détaillant les raisons du divorce de ses parents, Spielberg livre avec The Fabelmans son œuvre la plus intime et la plus indiscrète, où la douleur perce à chaque instant, malgré la douceur de surface. Malgré la douceur… ou bien justement à cause d’elle. La clé du film est peut-être dans cette confession que Mitzi Fabelman (aka Leah Spielberg) fait à propos de son mari : « Il est trop bon, trop gentil, et je me sens encore plus coupable d’être égoïste et méchante. C’est insupportable. ». Si le divorce est aussi déchirant pour les enfants Fabelman, c’est justement parce que leur père a été un modèle de gentillesse et de douceur. Que leur foyer a été noyé d’amour et de candeur. Les enfants ne comprennent pas cette rupture. Ils la refuseront toute leur vie. Spielberg en fera même des films : Rencontres du Troisième type, E.T., Attrape-moi si tu peux. Toute sa vie, Spielberg a été accaparé par sa mère « fofolle », au détriment de son père trop sage et « ennuyeux », et la mauvaise conscience d’avoir délaissé, d’avoir symboliquement tué (dans la vie et au cinéma) un homme profondément bon, a été de plus en plus vive ces dernières années. Trop vive. The Fabelmans est ce cri rentré, totalement freudien. Quoi de plus freudien, d’ailleurs, que de filmer longuement, amoureusement, mais non sans méfiance, sa mère (Michelle Williams) en train de danser en chemise de nuit, en pleine nature, la lumière des phares de voiture (la fameuse lumière spielbergienne, frontale) dévoilant en contre-jour ses formes les plus intimes ?

Ainsi, formellement, et de manière globale, The Fabelmans dégage une grande douceur, douceur accentuée par les régions ensoleillées traversées par la famille (Arizona, Californie) et par les banlieues tranquilles où elle réside, mais dans le détail, le film transpire le mal-être et la solitude : le motif principal de la mise en scène, c’est toujours Sammy (Gabriel LaBelle, émouvant) qui s’isole des autres, dans une forme de fuite. Qu’il soit derrière sa caméra ou derrière sa table de montage, qu’il soit en famille ou entouré de dizaines de figurants, Sammy est toujours seul avec sa chimère. Sans s’en rendre compte, il fait comme son père ingénieur : il se cache derrière la technique. La vie l’angoisse trop. Il y a un côté « autiste » chez le jeune Sammy. Le cinéma est l’objet transitionnel qui lui permet de « maîtriser » le monde et de le supporter. Plus que l’image encore, le travail sonore du film traduit cela merveilleusement : Spielberg fait en sorte que le son soit souvent en sourdine, étouffé, épousant « l’autisme » de Sammy aux prises avec sa pellicule. Scène magistrale où Sammy, sur fond de piano maternel, monte le film 8 mm du pique-nique familial, dans lequel apparaît en arrière-plan l’adultère de sa mère. Concentration absolue de la mère et du fils, à la fois réunis et séparés par le montage (celui du film et celui du film dans le film). Trituration répétée et hypnotique de la pellicule. Pendant que la mère ne se doute de rien, le jeune homme passe et repasse les preuves. Le John Travolta obsessionnel de Blow Out n’est pas loin. Comme n’est pas loin le jeune apprenti-cinéaste de Home Movies (1980), le film semi-autobiographique de Brian De Palma (auquel Spielberg a financièrement participé !), qui provoque le divorce parental en filmant l’adultère de son père. Le director’s cut « non censuré » du pique-nique, seule Mitzi le verra, en projection (très) privée, au fond d’un placard. Elle en sortira bouleversée. Dans le cinéma freudien de Spielberg, il y a toujours un monstre au fond du placard.

Durant son adolescence, Sammy développe un rapport intime, obsessionnel, exclusif, avec le montage. Et l’on comprend mieux pourquoi Spielberg sera l’un des derniers grands réalisateurs à monter sur pellicule. Le cinéphile fait un amalgame entre la chair des films et la vraie chair. Parfois cette dernière lui semble même moins réelle. Pensons à Sammy assistant à l’agonie de sa grand-mère maternelle et ne pouvant s’empêcher de se focaliser, telle une caméra qui zoome froidement, sur un détail que personne ne voit : les soubresauts répétés du pouls, sur le cou de la vieille femme. Le cri de douleur de Mitzi, lorsque sa mère finit par s’éteindre, fait alors l’effet d’un électrochoc qui nous ramène à la vérité crue de la mort. Terrible cri rentré de l’enfant fusionnel, qui refuse la séparation. Mais contrairement au vieux Spielberg, le jeune Spielberg ne réalise pas encore. Il lui faudra attendre La Liste de Schindler pour réaliser vraiment. Pour l’instant, il est égoïstement concentré sur son œil-caméra.

A plusieurs reprises, et c’est tout de même assez fort venant de lui, Spielberg suggère que son amour de la caméra est une malédiction : soit elle le coupe socialement des autres (isolement dans sa chambre pendant des heures), soit elle lui permet de mieux voir les failles de ses semblables, lui faisant comprendre amèrement les mensonges du monde (épisode du pique-nique susmentionné ; épisode du lycéen persécuteur « magnifié » sur pellicule par ce jeune metteur en scène « trop bon » pour lui).

C’est que, comme le lui dit son grand-oncle (Judd Hirsch), le jeune Sammy a choisi la voie de l’art, qui est tout sauf confortable : l’artiste ne peut pas vivre comme les autres, il est toujours seul, décalé, par rapport à la réalité. Mais c’est aussi, une fois cette malédiction acceptée, ce qui est excitant : trouver l’angle inconfortable, le sien propre, pour mieux faire réfléchir le public à cette réalité. En filmant par exemple ce que les autres ne voient pas. C’est ce que suggère le vieux John Ford dans sa réplique finale, à propos de la ligne d’horizon. Mais, encore une fois, le jeune Spielberg ne réalise pas tout de suite. Il ne réalisera que plus tard, bien plus tard, avec son film autobiographique.
Claude Monnier
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