
Par FAL : ■ Dans leur série de pastiches littéraires intitulée À la manière de… – pastiches souvent aussi brillants que les œuvres dont ils se moquent –, Paul Reboux et Charles Muller imaginent une lettre de Flaubert dans laquelle celui-ci demande à son correspondant de bien vouloir lui fournir une demi-douzaine de dictionnaires d’anglais : dans le roman qu’il est en train d’écrire, il doit faire dire « Goddam ! » à l’un des personnages.
Quiconque a étudié un tant soit peu la vie de Flaubert sait que cette caricature est à peine une caricature. Flaubert vérifiait tout ; son souci du détail était tel qu’il lui arrivait de ne pas produire plus de quatre lignes au bout d’une journée. Il n’est pas sûr qu’on trouverait aujourd’hui un écrivain de la même espèce. Mais il existe au moins un Flaubert parmi les réalisateurs de cinéma. Le scénariste Gérard Brach racontait qu’il était arrivé que Polanski lui fasse recommencer trente, quarante fois la même page avant que son travail ne trouve grâce à ses yeux. Un cameraman se souvient encore aujourd’hui de la manière dont, en 1975, pendant le tournage du Locataire, Polanski, tout en donnant la réplique à Isabelle Adjani (puisqu’il incarnait lui-même le héros du film), lui donnait aussi, doucement mais sûrement, quelques coups de pied pour qu’elle rectifie sa position et s’assoie exactement de la manière qu’il avait définie pendant les répétitions. Qui plus est, et là encore tout en jouant son rôle, Polanski surveillait du coin de l’œil les mouvements de la caméra, et annulait toutes les prises dès lors que celle-ci était placée trop haut ou trop bas à son goût.
■ On laissera aux psychanalystes le soin de déceler ce que dissimule le dirigisme des control freaks – une profonde inquiétude peut-être, le perfectionnisme étant souvent le nom poli d’une incapacité à déléguer –, mais on peut craindre qu’un romancier habitué à maîtriser la moindre virgule de sa prose ou qu’un réalisateur habitué à imposer ses moindres volontés à toute une équipe n’ait tout naturellement tendance à continuer à exercer ce pouvoir de domination after hours. Quand on lit la correspondance privée de Flaubert, on a froid dans le dos quand on voit avec quelle désinvolture, avec quel égoïsme, lors de son voyage en Égypte, il « sème à tout vent », si l’on peut dire, alors qu’il se sait atteint de la syphilis, sans se préoccuper le moins de monde, donc, des effets que cela peut avoir sur ses partenaires des deux sexes et de tout âge.
De fait, il est difficile de tracer une frontière nette et précise entre l’homme et l’œuvre, même quand on ne prétend pas tout expliquer de celle-ci par la biographie de l’auteur. Et cela ne laisse pas de provoquer un certain malaise, et un malaise certain quand c’est l’intéressé qui parle de lui-même. Il n’est pas sûr qu’on puisse éprouver une pure jouissance intellectuelle, mathématique, en revoyant des films tels que Blow Out ou Body Double lorsqu’on apprend, dans un livre d’entretiens récemment paru, comment les photos que De Palma avait lui-même prises des rendez-vous extraconjugaux de son père furent à l’origine du divorce de ses parents. On eût au moins préféré apprendre la chose de façon plus extérieure, dans une biographie non autorisée.
■ Quoi qu’aient pu affirmer certains doctes universitaires des seventies, plus proustiens que Proust, il est donc difficile de distinguer totalement l’artiste et l’homme. Si l’on veut un autre exemple, lorsqu’on lit, dans les mémoires de Dino Risi, que celui-ci allait au bordel avec ses camarades exactement comme on va prendre un café, en se fichant royalement du sort des employées de l’établissement, certaines comédies italiennes deviennent tout d’un coup beaucoup moins drôles. Mais on aurait tort de penser que tout se clarifie dès lors qu’on pose l’identité entre l’homme et l’artiste, puisque l’artiste est souvent en contradiction avec lui-même. Revenons à Flaubert. C’est le même Flaubert qui écrit, juste après avoir déambulé dans le quartier « chaud » d’une ville égyptienne : « Eh bien ! je n’ai pas baisé, exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement, et que j’ai gardé. Il n’y a rien de plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse baisé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur. » N’y a-t-il pas là, dans la manière dont Docteur Flaubert décide de modérer les ardeurs de Monsieur Gustave, quelque chose qui ressemble à un sentiment de culpabilité ?
■ Or donc, comme on sait et pour les raisons que l’on sait, certains groupes féministes ont récemment manifesté pour protester contre la présentation ici ou là du film de Polanski J’accuse. Il est vrai qu’en comparant dans le dossier-presse sa propre situation à celle de Dreyfus, Polanski n’avait pas manqué d’air. C’est une question assez sotte de son ami Pascal Bruckner, auteur du roman qui avait servi de base au macabre Lunes de fiel, qui l’avait attiré sur ce terrain glissant, mais sa réponse ne pouvait qu’entraîner des réactions et des ripostes parfaitement justifiées. Cependant, essayons d’oublier Polanski et voyons simplement le film J’accuse où, soit dit en passant, la question juive, tout en n’étant jamais esquivée, n’est jamais particulièrement soulignée. Si l’on admet ce principe qui est que toute œuvre d’art est une métaphore, et si l’on veut bien oublier et le sexe et la religion du Capitaine Alfred Dreyfus, il n’est pas interdit de voir en lui le symbole de toutes les victimes d’une injustice, quelles qu’elles soient, et, pourquoi pas ? un représentant avant l’heure du mouvement #metoo. Cet homme que l’on déshabille (dès les premières minutes), que l’on déporte, que l’on enferme et qu’on enchaîne à son lit alors qu’il n’a rien fait, est purement et simplement victime d’un viol. Physique et moral. (Cette figure n’est d’ailleurs pas nouvelle chez Polanski – on la trouve déjà, sous une forme ou sous une autre, dans Le Bal des vampires ou dans Rosemary’s Baby ou dans La Jeune Fille et la mort, et il est clair que le spectateur est toujours invité à se placer du côté de la victime.)
Proust exagérait sans doute quand il posait la séparation totale entre l’homme et l’œuvre – ce faisant, ne prêchait-il pas pour sa propre paroisse ? –, mais ce qu’il voulait surtout dire et ce qu’il a dit, c’est que, in fine, le véritable auteur d’une œuvre d’art, c’est le lecteur ou le spectateur. Encore faut-il, bien sûr, que l’œuvre en question laisse une certaine marge d’interprétation – elle ne serait d’ailleurs pas une œuvre d’art si cette marge n’existait pas –, mais cette marge d’interprétation, de liberté, existe dès les premières secondes de J’accuse, quand Dreyfus crie « Vive l’armée ! » au moment même de sa dégradation : cette parole, au demeurant historiquement authentique, est là pour nous rappeler qu’un même terme peut correspondre à des conceptions différentes, l’armée de Dreyfus, son armée n’ayant évidemment pas grand-chose en commun avec la machine idiote qui entend le broyer. Mais on pourrait aussi citer cette scène où une foule en délire écrit « Mort aux juifs » sur la vitrine d’un commerçant juif. Certains la trouvent déprimante. A priori, elle l’est. Mais elle l’est beaucoup moins lorsque, dans les secondes qui suivent, la même foule, pour exprimer totalement sa rage, détruit la vitrine à coups de pierres – et l’inscription du même coup. Peu de films dans l’histoire du cinéma nous avaient dit aussi vite et aussi bien que le mal porte en lui-même sa propre destruction.
FAL
P.S. – Le coscénariste du film, Robert Harris, n’est autre que l’auteur du roman, ou plus exactement du récit romanesque qui a servi de base au film. Ce texte, intitulé D. et traduit par Natalie Zimmermann,est édité chez Plon (22€). On pourra compléter cette lecture par celle d’Écrire, c’est résister, recueil de lettres extraites de la correspondance de Dreyfus avec sa femme tout au long de son incarcération. Certaines sont absolument bouleversantes. Quant à la chronologie qui constitue la dernière partie de l’ouvrage, elle donne le vertige, tant la succession des mensonges échafaudés par certains responsables de l’armée et de la justice sous prétexte de défendre les « institutions » dépasse l’imagination. (Folio/Histoire, n° 291.)
Remerciements : Nicolas Boukhrief, Claude Monnier.
Un avis sur « THE DEVIL’S ISLAND »