La Tour (Eiffel) infernale

Par FAL : Il peut arriver que des scénaristes, s’estimant trahis, demandent que leur nom n’apparaisse pas au générique d’un film. Mais la trahison peut aussi exister en sens inverse : dans son récit Eiffel et moi, qui vient de paraître aux éditions Sixième(s), Caroline Bongrand raconte l’interminable parcours du combattant qui a été le sien pour que son scénario Eiffel soit porté à l’écran et pour que sa paternité (maternité ?) lui soit reconnue.

A priori, on a un peu de mal à prendre pour argent comptant un livre sur le cinéma où le nom de Frank Capra est régulièrement mal orthographié, mais on pourra se dire que le fait d’écrire Franck au lieu de Frank est un acte manqué – une manière, pour l’auteur, de nous faire sentir que personne n’est franc du côté d’Hollywood – et accessoirement de ce côté-ci de l’Atlantique. Non, dans l’industrie du cinéma, la vie n’est pas belle.

Tout commence il y a une vingtaine d’années dans le bureau d’un producteur américain. Caroline Bongrand, étudiante en cinéma à Los Angeles, se présente avec, sous le bras, deux scénarios qui sont immédiatement rejetés. Par dépit, par défi, elle en pitche un troisième, qu’elle improvise : « Paris. La Tour Eiffel. Si la forme de celle-ci rappelle un A majuscule, c’est parce qu’Eiffel était amoureux d’une femme dont le prénom commençait par cette même lettre. » Une love story et une success story pour le même prix : que demander de plus ? Un contrat est signé sur-le-champ.

Rentrée chez elle, Caroline Bongrand redescend sur terre : ce contrat n’aura plus aucune valeur lorsque, très vite, on se rendra compte que l’histoire qu’elle vient d’esquisser est tout droit sortie de son imagination. Elle jette malgré tout, par acquis de (mauvaise) conscience, un coup d’œil sur la biographie d’Eiffel. Miracolo ! Gustave Eiffel a bien été amoureux dans sa jeunesse d’une jeune fille dont le prénom commençait par un A ; mais les parents de celle-ci n’ont pas voulu de lui comme gendre : rien n’indiquait alors que ce Gus allait être un jour l’architecte d’un des monuments parisiens les plus célèbres au monde.

Il ne reste plus qu’à écrire un scénario en bonne et due forme. Ce que fait sans attendre Caroline Bongrand, en respectant scrupuleusement les principes qui lui sont dispensés dans ses cours de cinéma.

Mais, comme nous l’avons dit, toute cette affaire a commencé il y a deux décennies, et ce n’est que le mois prochain qu’Eiffel sortira sur les écrans. Le Covid ne suffisant pas à expliquer ce retard, on pourra, avant d’aller voir le film, lire Eiffel et moi, un récit de trois cents pages dans lequel Caroline Bongrand rend compte des tribulations qu’a connues son projet avant de devenir réalité. Trois cents pages ? C’est un peu long, certes, d’autant plus que cela vous a souvent des allures de règlement de comptes, mais il n’est pas mauvais de révéler parfois au grand public certains aspects cachés de l’industrie cinématographique, la « grande famille » du cinéma s’apparentant à maints égards à celle des Atrides.

À Hollywood, les choses très rapidement se compliquent. Si célèbre que soit sa Tour, l’aventure d’Eiffel est beaucoup trop française pour séduire un public anglo-saxon. N’y a-t-il pas moyen d’introduire dans l’histoire un Anglais ou un Américain qui jouerait un rôle important ? Et puis… vous dites qu’Eiffel avait plus de cinquante ans lorsqu’il a construit sa tour ? Voilà qui est fâcheux : ce serait tellement mieux s’il n’en avait que trente. Se pose aussi la question du budget : même avec les ressources de l’infographie, il faudra bien reconstruire « en dur » une partie de la Tour Eiffel. Allez ! arrangez-vous pour couper toutes ces scènes où le décor occupe une place démesurée…

De guerre lasse, Caroline Bongrand rentre en France. Laissons donc aux Frenchies le soin de traiter cette affaire française. Pour être exact, l’Anglais Ridley Scott s’est enthousiasmé un instant pour le projet, mais un instant seulement. Son épouse, qui est aussi sa businesswoman, a raccroché son téléphone dès qu’elle a compris que le scénario avait déjà été proposé à certains studios : Ridley, voyez-vous, ne travaille que sur des projets dont il a la primeur. Mais la vanité n’est pas une spécificité britannique. Tel grand producteur-réalisateur gaulois se dit prêt à tourner cet Eiffel à condition qu’il soit crédité au générique comme seul et unique scénariste, Caroline Bongrand étant rejetée dans l’ombre. Tel autre explique à celle-ci que, son scénario ayant subi divers remaniements, elle devra se contenter au générique de la mention « D’après une idée de Caroline Bongrand ». Inutile de poursuivre ici la liste de ces vilénies, qui sont celles des hommes et du business, mais parfois aussi celles du destin – tel producteur, qui semblait devoir être le good guy de l’aventure, tombe malade au moment où il allait prendre les choses en main et meurt peu après.

Cet Eiffel et moi, comme son titre l’indique, ne fait évidemment entendre qu’une seule voix et il faudra, certes, en entendre d’autres avant de pouvoir écrire la véritable histoire du film, mais Caroline Bongrand ne saurait avoir tout inventé dans son récit, qui vaut d’ailleurs tout autant par ses lacunes que par ce qu’il raconte : pas une seule ligne sur le tournage du film proprement dit, la malheureuse scénariste ayant été soigneusement tenue à l’écart du plateau. Lorsque, le seul et unique jour où elle est autorisée à pointer son nez, elle rencontre Romain Duris (qui interprète Eiffel) et se présente à lui, elle comprend, en voyant son regard, qu’il n’a jamais entendu parler d’elle.

Eiffel et moi donnerait presque envie de ne pas aller voir Eiffel. Mais les historiens du cinéma vous diront que c’est souvent sur du fumier que poussent les plus belles roses…

Frédéric Albert Lévy

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