
Par Claude Monnier : Le cinéma hante-t-il le monde ?
Quand je marche dans un couloir vide et fortement éclairé, l’hôtel Overlook de Shining se superpose subrepticement à ma vision – je crains alors quelque apparition figée dans la ligne de fuite, là-bas, tout au fond. Quand j’entre dans un ascenseur moderne, je me sens pris au Piège de cristal. Si l’ascenseur est ancien, je subis aussitôt l’empoignade étouffante des Diamants sont éternels. Et quand les portes de l’ascenseur s’entrouvrent, c’est la tueuse en cuir noir de Pulsions qui m’assaille le temps d’une seconde. Quand, dans une vitrine, j’aperçois en passant une femme en pleine manucure, la main atrocement mutilée de Répulsion ressurgit et m’obsède. Et si par hasard je touche du formica, le nain inquiétant de Twin Peaks m’apparaît et me sourit bizarrement…
Quand j’ai l’occasion, moins souvent, de me baigner dans la mer, j’éprouve, comme des millions de gens sur la planète depuis 1975, une vague peur, revoyant instantanément ces images des Dents de la mer au ras de la surface, l’eau salée léchant l’objectif et l’immergeant par intermittences, coupant l’image en deux, avec ce que cela implique de déchirement en dessous, dans le noir. La ligne d’horizon maritime, dès lors, de belle devient horrible.

Étrangement, et contrairement cette fois à des millions de gens depuis l’avènement de Psychose en 1960, prendre une douche derrière un rideau ne me fait pas peur, et je n’imagine pas de silhouette noire brandissant un énorme couteau de cuisine, mais il faut dire que je ferme toujours la porte à clé. On ne sait jamais.
Plus étrangement encore, à chaque fois que je dois nettoyer le fond entartré de ma baignoire, je pense systématiquement au pauvre garçon persécuté par Amon Goeth dans La Liste de Schindler, incapable d’enlever les dépôts et bientôt tué pour cela. Scène partant de l’émail le plus banal et allant au-delà de tous les films d’horreur. Scène traumatisante car plongeant au cœur de la banalité du mal théorisée par Hannah Arendt…

Je suis sûr que je ne suis pas le seul à avoir ces « flashs » plus ou moins négatifs. Non seulement des millions de cinéphiles doivent en ressentir de semblables mais également des millions de spectateurs lambdas. On l’a vu, les psychoses provoquées par Psychose sont répandues, encore plus celles provoquées par Les Dents de la mer.
Depuis 120 ans, le cinéma s’est immiscé dans notre réalité. Plus que les autres arts, il a le pouvoir de hanter le quotidien. Pourquoi plus que les autres arts ? A cause de son audience bien sûr, mais aussi et surtout à cause de sa spécificité, inédite jusqu’alors dans l’histoire de l’humanité, qui est de capturer la vraie chair des gens et des choses, et de la retenir prisonnière dans une boîte, comme le Génie des contes arabes.
Aussi, faites très attention à l’ouverture de la boîte et à la libération de ce Génie, prenez garde aux images qu’il projette sous nos yeux : il réalise tous nos désirs… et toutes nos peurs.
Claude Monnier
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